
Première lecture
Frères, devant la promesse de Dieu, Abraham n’hésita pas, il ne manqua pas de foi, mais il trouva sa force dans la foi et rendit gloire à Dieu, car il était pleinement convaincu que Dieu a la puissance d’accomplir ce qu’il a promis. Et voilà pourquoi il lui fut accordé d’être juste. En disant que cela lui fut accordé, l’Écriture ne s’intéresse pas seulement à lui, mais aussi à nous, car cela nous sera accordé puisque nous croyons en Celui qui a ressuscité d’entre les morts Jésus notre Seigneur, livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification.
Psaume
Il a fait surgir la force qui nous sauve dans la maison de David, son serviteur, comme il l’avait dit par la bouche des saints, par ses prophètes, depuis les temps anciens :
salut qui nous arrache à l’ennemi, à la main de tous nos oppresseurs, amour qu’il montre envers nos pères, mémoire de son alliance sainte,
serment juré à notre père Abraham de nous rendre sans crainte, afin que, délivrés de la main des ennemis, nous le servions dans la justice et la sainteté, en sa présence, tout au long de nos jours.
Évangile
Alléluia. Alléluia. Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux ! Alléluia.
En ce temps-là, du milieu de la foule, quelqu’un demanda à Jésus : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Jésus lui répondit : « Homme, qui donc m’a établi pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ? » Puis, s’adressant à tous : « Gardez-vous bien de toute avidité, car la vie de quelqu’un, même dans l’abondance, ne dépend pas de ce qu’il possède. » Et il leur dit cette parabole : « Il y avait un homme riche, dont le domaine avait bien rapporté. Il se demandait : “Que vais-je faire ? Car je n’ai pas de place pour mettre ma récolte.” Puis il se dit : “Voici ce que je vais faire : je vais démolir mes greniers, j’en construirai de plus grands et j’y mettrai tout mon blé et tous mes biens. Alors je me dirai à moi-même : Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition, pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.” Mais Dieu lui dit : “Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ? ” Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu. »
Méditer avec les carmes
Du temps de Jésus, on recourait volontiers à l’arbitrage des rabbins, même pour des contentieux qui n’avaient rien à voir avec les saintes Écritures ; et c’est sans doute le prestige de son enseignement qui vaut à Jésus cette demande un peu insolite : « Dis à mon frère de partager avec moi notre héritage ». Probablement l’aîné de la famille voulait-il garder l’héritage indivis.
Jésus refuse tout net de se substituer au notaire ou au juge. Il élève le débat, et répond au niveau du sens de la vie : « Gardez-vous de l’envie d’avoir toujours plus », « d’ailleurs les biens d’un homme ne lui garantissent pas la vie ».
Suit, dans l’Évangile de saint Luc, la parabole du riche insensé.
Il s’agit, notons-le, d’une richesse honnêtement acquise : la richesse d’un homme dont la terre a bien rapporté. Quels vont être les réflexes de cet homme devant la chance, devant une surabondance inespérée ?
D’abord il veut se mettre à l’abri des aléas. Sécurité d’abord : il va constituer des réserves, et investir dans la construction de nouveaux greniers, pour garder constamment la main sur ses richesses. Il va donc pouvoir échapper à la crainte. Même si une mauvaise année survient, le volant sera suffisant pour que la catastrophe ne menace plus jamais.
L’autre réflexe suit logiquement : puisque le souci s’éloigne, l’homme va enfin profiter : « Je me dirai à moi-même : Te voilà avec quantité de biens pour de longues années. Repose-toi, mange, bois, fais bombance ».
Et l’homme s’installe pour des vacances perpétuelles.
« Insensé », lui dit Dieu. Insensé, nabal, c’est le vieil adjectif traditionnel par lequel les sages d’Israël désignaient l’homme qui vit pratiquement sans référence à Dieu. Dans cette parabole, Jésus fait parler Dieu lui-même, et la question que nous entendons nous atteint d’autant plus profondément : « Cette nuit même je vais te redemander ta vie, et ce que tu as préparé, qui donc l’aura ? » Qui l’aura quand tu ne seras plus là pour t’en servir et en profiter ? Qui l’aura quand la vie terrestre aura cessé pour toi ?
Rien de plus sensé, pourtant, que le calcul de cet homme riche, qui misait avant tout sur la sécurité. Le calcul n’était pas faux, mais en réalité l’essentiel de l’homme échappe à tout calcul ; et il n’y a de sécurité pour personne face à la mort. Elle se présente, obstinée, inattendue, importune, comme la limite absolue qui oblige à donner un sens à la vie, au travail, à toutes les expressions du bien-être et de la joie.
Les années passent, et l’on engrange des joies, du confort, des réussites ; on entasse des habitudes et des souvenirs, on multiplie ses assurances sur le bonheur, et à force de vivre au milieu des choses on finit par oublier qu’elles n’auront qu’un temps. Même en allongeant notre vie de quinze, vingt, trente ans, une chose est certaine : cela ne durera pas, cela ne peut pas durer, non parce que Dieu serait en quelque sorte jaloux de notre bonheur, mais parce qu’il veut pour nous un bonheur qui traverse la mort : il nous offre d’enraciner notre bonheur en lui.
Bien loin de dévaluer les réalisations et les projets de l’homme, cette offre de Dieu donne à l’existence tout son prix et à la charité toute son urgence, car si au-delà de la mort Quelqu’un nous attend, si déjà notre passage sur terre peut nous établir dans son amitié, alors chaque journée devient une aventure de fidélité, une page de notre amour pour Dieu, toute remplie de service et d’attention pour nos frères.
D’où vient que ces perspectives d’un au-delà des choses, d’un au-delà de la mort, nous paraissent souvent si étranges, et comme en porte-à-faux sur le réel de notre vie ?
Ne serait-ce pas le signe que nous sommes déjà installés dans l’illusion, et que nous avons misé sur ce que nous avons, au détriment de ce que nous sommes et de ce que nous serons ?
Ce que Jésus vise dans sa parabole, c’est le réflexe d’accumuler les biens et la tentation de s’appuyer sur des réserves matérielles pour vivre sans horizon, sans projet fraternel, au niveau de la jouissance immédiate. Si l’on « s’enrichit pour soi-même », comme dit Jésus, rien de ce trésor ne passera dans la vie définitive ; mais si un croyant s’enrichit « en vue de Dieu », s’il met toutes les ressources de son intelligence et de son cœur au service du dessein de Dieu sur lui et sur le monde, sa gérance généreuse libérera son cœur, et son trésor d’amour l’attendra près de Dieu.
Parce que disciples de Jésus, nous sommes témoins, inlassablement, d’une qualité de la vie : « Déjà nous sommes fils de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » (1 Jn 3, 2). Les paroles de Jésus sur l’au-delà nous dérangent, parce qu’elles nous empêchent de nous dissoudre dans le rêve ; mais quelle chance, en réalité, que cette insécurité que Jésus nous apporte, insécurité dans la certitude ! Quelle chance, au milieu du tourbillon de notre existence, au moment où nous sommes tentés de refermer les mains sur l’immédiat, de percevoir en nous la voix d’un Dieu Père, qui nous murmure, avec bonté et humour : « Insensé(e)... »