
Première lecture
Frères, annoncer l’Évangile, ce n’est pas là pour moi un motif de fierté, c’est une nécessité qui s’impose à moi. Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! Certes, si je le fais de moi-même, je mérite une récompense. Mais je ne le fais pas de moi-même, c’est une mission qui m’est confiée. Alors quel est mon mérite ? C’est d’annoncer l’Évangile sans rechercher aucun avantage matériel, et sans faire valoir mes droits de prédicateur de l’Évangile. Oui, libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous afin d’en gagner le plus grand nombre possible. Avec les faibles, j’ai été faible, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns. Et tout cela, je le fais à cause de l’Évangile, pour y avoir part, moi aussi.
Vous savez bien que, dans le stade, tous les coureurs participent à la course, mais un seul reçoit le prix. Alors, vous, courez de manière à l’emporter. Tous les athlètes à l’entraînement s’imposent une discipline sévère ; ils le font pour recevoir une couronne de laurier qui va se faner, et nous, pour une couronne qui ne se fane pas. Moi, si je cours, ce n’est pas sans fixer le but ; si je fais de la lutte, ce n’est pas en frappant dans le vide. Mais je traite durement mon corps, j’en fais mon esclave, pour éviter qu’après avoir proclamé l’Évangile à d’autres, je sois moi-même disqualifié.
Psaume
De quel amour sont aimées tes demeures, Seigneur de l’univers !
Mon âme s’épuise à désirer les parvis du Seigneur ; mon cœur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant !
L’oiseau lui-même s’est trouvé une maison, et l’hirondelle, un nid pour abriter sa couvée : tes autels, Seigneur de l’univers, mon Roi et mon Dieu !
Heureux les habitants de ta maison : ils pourront te chanter encore ! Heureux les hommes dont tu es la force : des chemins s’ouvrent dans leur cœur !
Le Seigneur Dieu est un soleil, il est un bouclier ; le Seigneur donne la grâce, il donne la gloire. Jamais il ne refuse le bonheur à ceux qui vont sans reproche.
Évangile
Alléluia. Alléluia. Ta parole, Seigneur, est vérité ; dans cette vérité, sanctifie-nous. Alléluia.
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples en parabole : « Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ? Le disciple n’est pas au-dessus du maître ; mais une fois bien formé, chacun sera comme son maître.
Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil”, alors que toi-même ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite ! Enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère. »
Méditer avec les carmes
Jésus vise trois sortes d’aveuglement, et des trois il faut nous méfier.
D’abord l’aveuglement total de ceux qui n’ont jamais vu ou qui ne verront plus jamais.
Nos frères qui sont physiquement aveugles connaissent bien leur handicap ; et même s’ils mettent leur point d’honneur à ne pas demander d’aide, ils ne se risqueraient pas à guider un autre non-voyant.
C’est bien pourtant ce qui arrive en cas d’aveuglement spirituel : plus un homme ignore qu’il ne voit pas et plus il met en danger ceux qui l’entourent et lui font confiance. C’est cette illusion redoutable que Jésus, dans saint Mat-thieu, reproche par deux fois aux Pharisiens : « Malheureux êtes-vous, guides aveugles ! » (23, 16. 19) ; et il met ses disciples en garde contre leurs prétentions : « Laissez-les : ce sont des aveugles qui guident des aveugles » (15, 14), ce sont des plants que mon Père n’a pas plantés : il n’a donné à ces hommes aucun mandat, aucune autorité, aucu-ne lumière spéciale. Paul, à son tour, se montrera sévère pour la suffisance des faux maîtres :
« Toi qui te reposes sur la Loi et qui mets ton orgueil en ton Dieu, toi qui connais sa volonté, toi qui, instruit par la Loi, discernes l’essentiel, toi qui es convaincu d’être le guide des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres (... ), toi qui enseignes autrui, tu ne t’enseignes pas toi-même ! » (Rm 2, 17-21).
Ne pas voir la vérité n’est pas forcément une faute ; mais ce qui fausse la conscience, c’est de se croire détenteur de la lumière. C’est ainsi que Jésus répliquait à ses adversaires Pharisiens : « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais à présent vous dites :’Nous voyons’, et votre péché demeure » (Jn 9, 41). Cet aveuglement volontaire, qui mène aux ténèbres du refus, Jésus le stigmatise au moment où l’aveugle-né, guéri, se prosterne devant lui : « Je suis venu en ce monde pour un discernement (krisis), afin que ceux qui ne voyaient pas voient et que ceux qui voyaient deviennent aveugles ! " (Jn 9, 39).
Nous connaissons, nous aussi, cette cécité coupable, l’aveuglement par refus de la lumière. Nous en faisons l’expérience avec tristesse lorsque nous occultons en nous des zones de la pensée ou du senti profond que nous n’avons pas envie d’éclairer ni de convertir, lorsque nous nous fermons à des dialogues qui seraient libérateurs, lorsque, tournant le dos au bien communautaire et à toute réciprocité, nous défendons des privilèges, des coins d’ombre, ou des manières de voir gratifiantes.
Après le péché des aveugles, le péché des aveuglés.
Ils voient bien d’un œil, mais l’autre est aveuglé par un « corps étranger », comme on dit. S’ils acceptaient de l’aide, on les plaindrait volontiers et l’on s’affairerait autour d’eux. Au lieu de cela, ils ont l’audace, eux qui voient tout trouble de leur œil larmoyant, de se proposer pour un travail tout de finesse et de précision : enlever un fétu de l’œil d’un voisin.
Ces gens-là sont peut-être inconscients ; en tout cas ils sont dangereux. Ce sont les partisans d’une correction fraternelle intrépide, sans nuances ni discernement, les réformateurs impatients de leur communauté en fonction de leurs allergies ou de leurs idées fixes, ou les censeurs de l’Église, coupable à leurs yeux de toutes les lenteurs et de toutes les étroitesses, ou de certains compromis qu’ils ont eux-mêmes prétendument dépassés.
Ils ne se demandent jamais : « D’où vient que mon œil pleure et m’aveugle ? Quel est ce corps étranger qui trouble ma vue ? »
Et Jésus de nous mettre en garde contre un troisième type d’aveuglement : l’aveuglement intellectuel du disciple qui veut en remontrer à son maître, qui ne s’estime pas heureux de rejoindre humblement sa pensée, et qui voudrait récrire l’Évangile ou préciser à ses frères chrétiens ce qu’ils peuvent retenir du Credo.
Lorsque nous sentons monter en nous la tentation de reprendre à nous seuls les rênes de notre vie, de nous appuyer de nouveau sur nos évidences et de tout construire sur notre propre senti, quel est le bon réflexe, quel est le raccourci vers la guérison, sinon de nous approcher avec confiance de Jésus lumière du monde, de recevoir avec humilité la boue qu’il met sur nos yeux, et d’aller nous laver à la piscine de l’Envoyé, le Siloé de la miséricorde ?