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Les mystiques
Provence (France)
Nº 733
2114 – 1274

Les prodiges de Dame Douceline en Provence

L’inquiétude est grande en ces années 1250 à la cour de Provence : la grossesse de la comtesse Béatrice se passe mal. Les médecins ne savent que faire, et ils prédisent la mort inévitable de la jeune femme et l’impossibilité de baptiser un enfant qui ne lui survivra pas. Or, voilà que la comtesse fait un rêve, puis un second, puis un troisième, toujours le même d’ailleurs : elle voit une femme vêtue de noir, une mante sur la tête comme en portent les veuves. Une voix lui dit de se mettre en quête de cette personne et lui promet qu’alors, tout ira au mieux pour elle et son enfant. Béatrice ne sait absolument pas qui est cette femme, mais elle raconte son rêve à son époux, Charles d'Anjou, l’un des frères de Saint Louis, qui, malade d’inquiétude, décide de trouver l’inconnue. À la description qu’il en fait, quelqu’un finit par dire : « C’est Dame Douceline », autrement dit la fondatrice des béguines du Roubaud, jeune congrégation florissante de la mouvance franciscaine.


Les raisons d'y croire

  • Il est intéressant que Charles d'Anjou soit le seul prince de la famille royale à n’avoir aucune affinité avec les Franciscains. L’hostilité de Charles à leur encontre est réelle et connue, ce qui explique pourquoi son entourage, craignant sa colère, va longuement hésiter avant de parler de Douceline et de la forte probabilité qu’elle soit l’inconnue du rêve de Béatrice. Son antipathie prouve que le comte n’a pas prêté la main à un pieux complot en faveur de la religieuse et de ses fondations. Au contraire, il multiplie les précautions extrêmes pour vérifier les charismes et les pouvoirs présumés de celle que la Provence commence à tenir pour une sainte. Ce sont ces contre-épreuves qui nous inclinent à croire au surnaturel qui entoure abondamment la béguine.

  • Née en 1214 à Digne, Douceline est attirée dès sa prime enfance par la prière et l’oraison, puis elle connaît ses premières extases. Plus elle avance en âge et grandit en vertu, plus ses ravissements deviennent fréquents et longs. Ils la prennent en général après qu’elle a communié, de sorte qu’elle doit s’isoler dans une chapelle écartée pour recevoir l’eucharistie et cacher les grâces qui l’inondent. La jeune fille, bien qu’elle tente de résister à ces ravissements qui la consternent, peut aussi être saisie à l’improviste à la simple vue des splendeurs de la nature, qui proclament la grandeur du Créateur, ou au chant d’un oiseau.

  • Bien qu’elle veuille s’en cacher, la chose finit par se savoir, d’autant que, certains jours de grandes fêtes, elle peut rester près de quarante-huit heures dans cet état sans boire ni manger, indifférente aux nécessités communes. Ses compagnes religieuses finissent par demander de l’aide, à son grand mécontentement, et le bruit de ses extases se répand. S’y ajoutent bientôt des lévitations, dont de très nombreuses personnes sont témoins. Tels sont les phénomènes étranges que l’on va rapporter au comte de Provence à propos de Dame Douceline.

  • Les gens de l’époque ne sont pas plus sots que nous, ni plus crédules. Charles ne veut pas être dupe d’une folle, d’une mythomane, d’une menteuse ou, pis encore, d’une possédée. Apprenant que Douceline, en extase, est en train de léviter, il donne l’ordre de verser du plomb fondu sur ses pieds, qui ne touchent plus terre. On lui obéit sans que l’extatique sente quoi que ce soit. Par contre, revenant à son état normal, elle se plaindra de brûlures douloureuses sur les pieds… Encouragées par l’exemple princier, d’autres personnes, à d’autres occasions, piqueront Douceline avec divers instruments pointus, lui occasionnant de vraies blessures, qu’elle ne ressentira pas sur le moment. Nous avons donc la preuve, à maintes reprises, de la réalité de ses extases et de ses lévitations.

  • Convaincu de la réalité du prodige, Charles veut faire venir Douceline à sa Cour – honneur qui déplaît profondément à celle qui, depuis l’adolescence, ne veut plus contempler que le Christ. Comme elle refuse aussi totalement les grosses donations pour ses maisons, voulant que ses fondations dépendent uniquement de la Providence, l’on peut exclure toute ambition et tout désir de réussite mondaine de sa part. Quand elle sera devenue malgré elle la coqueluche de l’aristocratie provençale, Douceline fuira les honneurs, la célébrité, l’argent et le confort, préservant une humilité étonnante. Ce comportement laisse croire que ses charismes viennent bien de Dieu.

  • Elle devient conseillère de Charles pour des questions politiques auxquelles elle devrait ne rien comprendre. Sa sagesse lui permet aussi, sans avoir étudié, de dénouer d’une seule phrase, avec une clarté déroutante, des questions de théologie pointues, ce qui étonne les doctes religieux universitaires venus les lui soumettre. Douceline avouera tenir les réponses de sa contemplation de la Sainte Trinité.

  • Comme les songes l’avaient dit, la grossesse de la comtesse se termine bien et elle accouche d’une fille, dont Douceline est la marraine. Cette heureuse naissance, inespérée, s’inscrit dans une longue suite de miracles et de guérisons obtenus par la prière de Douceline, qui sont bien documentés.

  • Douceline est morte le 1er septembre 1271. Nous avons la chance de posséder une biographie très riche et complète sur elle, rédigée dans les années 1290 par une riche bienfaitrice de son œuvre, Philippa de Porcelet, qui finit par la rejoindre en religion. C’est un travail d’une exigence intellectuelle déjà d’une grande modernité, thématique, et très bien renseigné, auquel l’on peut se fier.


En savoir plus

Née à Digne en 1214 ou 1215, Douceline est la fille de Bérenger et d’Huguette de Barjols, riches marchands pénétrés de spiritualité franciscaine. Entré chez les Cordeliers, leur fils, le bienheureux Hugues de Digne, sera d’ailleurs l’une des lumières de l’ordre et prêchera devant Saint Louis. Sa mère lui inculque l’amour des pauvres et le sens de la charité, et son père l’incite même à panser de préférence les malades les plus répugnants.

Un essai de vie religieuse chez les clarisses de Digne ne l’ayant pas convaincue, malgré sa piété franciscaine, la jeune fille prie beaucoup afin d’être guidée dans sa vocation. À la suite d’un signe (l’apparition de trois femmes en noir, dont elle pensera toujours que l’une était la Sainte Vierge), Douceline, avec quelques amies, fonde un béguinage près de Hyères, sur les bords du Roubaud, d’où leur nom de Dames du Roubaud. Ses membres se vouent au secours des pauvres et des malades, mais surtout à la prière, se retirant entièrement du monde. Elle n’impose pas de règle à ses béguines, leur affirmant que « le seul lien qui les unit est la charité ».

Au vœu de chasteté, Douceline ajoute celui d’absolue pauvreté. Elle s’impose des jeûnes et des pénitences déraisonnables. Elle se fait notamment une ceinture d’épines qui, en s’enfonçant dans sa chair, s’infecte et répand une odeur pestilentielle. Ces excès dont elle reviendra lui permettent de se souvenir de ne jamais se glorifier des grâces et charismes qu’elle reçoit : don des larmes, lecture dans les âmes, extases, lévitations, prophéties, guérisons, multiplication d’aliments, visions, apparitions du Christ, de Notre Dame et de saint François.

Douceline a une connaissance inexplicable, non seulement de questions savantes hors de sa portée, qui la font consulter par les meilleurs théologiens de son temps, mais aussi d’événements lointains, telle la prise d’Antioche et le viol par les musulmans des bénédictines de la ville. Elle enseigne que ces malheurs, qui finiront par fondre sur la Provence si les cœurs ne changent pas et ne se convertissent pas, seraient évitables si d’autres ailleurs savaient prier pour les conjurer… Cela explique pourquoi elle essaie de vivre, et de faire vivre ses filles, dans la perpétuelle contemplation du Crucifié.

La grande sévérité dont elle fait preuve est tempérée par sa bonté. L’exigence de sa maison ne décourage pas les vocations qui affluent au point de l’obliger à fonder un nouveau béguinage aux portes de Marseille. Sa réputation attire même les femmes de l’aristocratie, qui se pressent auprès d’elle, mais Douceline garde sa ligne de conduite de jeunesse : « C’est mon honneur et ma gloire, ma joie et ma couronne que le monde me dédaigne. » Elle meurt le 1er septembre 1271.

Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.


Aller plus loin

Philippa de Porcelet, Vida de la benarauda Sancta Douceline, 1290. Traduite en français sous le titre Vie de sainte Douceline, fondatrice des béguines de Marseille, par l’abbé Albanès. 1879. Version bilingue disponible en ligne .


En complément

  • Allesandra Sisto, Figure del primo francescanesimo in Provenza, Ugo e Douceline di Digne, Olschki, 1971.

  • Carla Carozzi, Une béguine joachimite, Douceline, sœur d’Hugues de Digne, Les cahiers de Fanjeaux, 1976.

  • Claude Thoumyre, Madame Douceline d’Hyères et son frère Hugues de Digne, Éditions S.O.S., 1977.

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