
La transverbération de Thérèse d’Avila
Au printemps 1560, Teresa de Cepeda y Ahumada vient d’avoir quarante-cinq ans. Entrée jeune au couvent, en quête d’un absolu la dépassant, la jeune fille n’a pas encore trouvé au carmel de l’Incarnation d’Avila ce qu’elle cherchait. Mais elle n’a pas renoncé, comme si elle savait que Dieu finirait par répondre. Une première conversion s’est opérée en elle en 1553, alors qu’elle priait devant une représentation du Christ aux outrages. Depuis, les chemins de la vie spirituelle s’ouvrent peu à peu devant elle ; locutions et visions intellectuelles commencent. Ces expériences, pour intenses qu’elles soient, ne l’ont pas préparée à ce qu’elle va connaître en ce mois d’avril : un ange transperce son cœur pour l’embraser d’amour pour le Christ.
Les raisons d'y croire
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Thérèse d’Avila a raconté elle-même dans Le Livre de la vie – autobiographie écrite à la demande de ses directeurs de conscience – l’expérience étonnante, mais pas unique dans l’histoire du mysticisme et de la sainteté, qu’elle va vivre alors. Outre qu’il s’agit d’un récit de première main, nous avons la certitude qu’elle en a pesé les termes, s’appliquant à elle-même les conseils qu’elle donnera par la suite à des religieuses se croyant à tort ou à raison favorisées d’extases et de ravissements. Thérèse, qui a les pieds sur terre, commence toujours par chercher une explication rationnelle aux événements : elle envisage des états maladifs, des jeûnes et des privations excessifs entraînant des hallucinations, etc. Si elle écarte finalement ces possibilités, c’est qu’elle n’a aucun doute sur leur origine.
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Elle y veille d’autant plus qu’à cette époque, l’Inquisition se montre vigilante et elle sait que ses dires seront passés au crible, examinés, recoupés, et que toute difficulté lui vaudra des ennuis immenses. Il faut donc qu’elle soit très sûre d’elle et de l’origine du phénomène pour en faire état.
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Saint Pierre d’Alcantara, qui n’est pas un personnage facile à abuser, et saint Jean de la Croix se porteront tous deux garants des expériences thérésiennes. L’Inquisition les reconnaîtra à son tour. Eu égard à leur sérieux à tous, cela interdit de se ranger à l’explication naturaliste qui parle de folie, de troubles psychiatriques, d’hystérie – toutes choses que les experts de cette époque, même s’ils n’usaient pas de notre vocabulaire médical, savaient fort bien reconnaître et identifier. S’ils se portent garants de la santé mentale de Thérèse, on peut les croire.
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La vie de fondatrice de Thérèse et son œuvre commencent réellement quelques mois plus tard. Il est évident qu’après cela, une malade physique ou psychique n’aurait rien pu accomplir de semblable pendant un quart de siècle.
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Dans sa bulle de canonisation de sainte Thérèse d’Avila, en 1622, le pape Grégoire XV fera expressément mention du miracle de la transverbération, ce qui revient à lui donner la plus forte caution possible et, en 1726, Benoît XIII accordera une fête propre à l’ordre du Carmel pour célébrer l’événement, qu’il enrichit d’indulgences et qui se célèbre aujourd’hui, le 26 août. L’Église n’est donc jamais revenue sur le caractère surnaturel qu’elle reconnaissait à l’événement.
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Après la mort de Thérèse, le 4 octobre 1582, au carmel d’Alba de Tormes, son cœur sera prélevé et placé dans un somptueux reliquaire. Quatre évêques constateront le 25 novembre suivant, quand le corps sera exhumé, qu’il est intact et que, bien que ses vêtements soient pourris, il exhale un parfum floral délicieux qui perdure. Quant au cœur, lui aussi incorrompu, on y découvre « une grande plaie qui le traverse de part en part et deux ou trois autres plus petites comme faites avec un fer chaud puisque l’entrée semblait brûlée », ce qui correspond effectivement au récit de Thérèse évoquant « le long dard qui était d’or avec une pointe de fer qui me semblait avoir un peu de feu », que le chérubin lui plongea à plusieurs reprises dans le cœur « jusqu’aux entrailles ». Ces traces de blessures sont incontestables, visibles et maintes fois constatées ; elles ne correspondent à aucune pathologie cardiaque connue, laquelle aurait d’ailleurs entraîné la mort immédiate de Thérèse.
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Le même phénomène, tout aussi inexplicable, a été vécu chez Padre Pio et constaté après son décès en 1968, conformément à ses dires.
En savoir plus
Née le 28 mars 1515 près d’Avila, en Castille, Teresa de Cepeda y Ahumada rêve dès l’enfance d’accomplir de grandes choses pour Dieu. À défaut, comme ses frères, de se lancer dans l’aventure des conquistadors, la jeune femme fait un choix radical à dix-huit ans, après la mort de sa mère, en entrant au carmel de l’Incarnation. Elle espère y vivre une épopée verticale à la conquête du Ciel. Mais à cette époque, les carmes et carmélites ne sont plus alignés avec la rigueur de leur règle et mènent en fait une vie aussi confortable que possible entre les murs de leur couvent, bien plus relâchée et mondaine que ce à quoi sœur Thérèse de Jésus aspire. Tombée malade de déception, contrainte de rentrer chez elle, elle choisit pourtant de revenir au carmel. Pendant plus de vingt ans, elle cherche seule et maladroitement à réaliser son rêve de vraie vie religieuse, s’essayant à l’oraison malgré une sécheresse décourageante et au milieu des tentations de facilité de la maison.
Enfin, en 1553, sa conversion s’opère presque à l’improviste, quand la vue d’une statue du Christ aux outrages lui fait mesurer l’immensité du don divin et la mauvaise manière dont elle y répond. Peu à peu, touché par son obstination et malgré ses défauts, Dieu se révèle à elle, lui affirmant : « Ma fille, c’est bien moi. »
Dès lors, Thérèse progresse à pas de géant sur les voies de la sainteté et dans la découverte des états mystiques, dont elle deviendra l’une des plus pertinentes analystes, conseillée, aidée et soutenue par Pierre d’Alcantara et Jean de la Croix. Alors que commence à se dessiner, non sans mal, son plan de réforme du Carmel, qu’elle mettra en œuvre jusqu’à sa mort, en 1585, elle est favorisée d’une vision, en avril 1560, qu’elle relate en ces termes dans son autobiographie : « Je vis un ange près de moi, du côté gauche, sous une forme corporelle, ce qui ne m’arrive que par un miracle extraordinaire. Bien que souvent des anges m’apparaissent, je ne les vois pas, sinon par une vision intellectuelle […]. Il n’était pas grand, plutôt petit, très beau, le visage tellement enflammé qu’il semblait un ange d’un rang très élevé, de ceux qui ne sont que feu ; ce doit être ceux qu’on nomme chérubins car ils ne me disent pas leur nom […]. Je lui voyais dans les mains un long dard qui était d’or avec une pointe de fer qui me semblait avoir un peu de feu. Il me parut qu’il me le plongeait dans le cœur à plusieurs reprises et que ce dard me pénétrait jusqu’aux entrailles ; en le retirant, il me sembla qu’il les entraînait avec lui et qu’il me laissait tout embrasée d’un grand amour de Dieu. La douleur était si forte qu’elle me faisait pousser les gémissements que j’ai dits. Et si excessive était la suavité que mettait en moi cette extrême douleur que l’on ne voudrait pas qu’elle fût ôtée et que l’âme ne peut se contenter qu’en Dieu. Ce n’est pas une douleur corporelle mais spirituelle, bien que le corps ne laisse pas d’y participer et même assez durement. C’est une caresse si suave entre l’âme et Dieu que je supplie sa bonté de la faire goûter à ceux qui penseront que je mens. »
En 1562, Thérèse parvient à imposer la réforme dont elle rêve et fonde le carmel déchaussé San José d’Avila. Quinze autres suivront, sans que sa vie mystique et sa vie active de fondatrice ne se nuisent mutuellement. Elle meurt d’un cancer le 4 octobre 1585 au carmel d’Alba de Tormes en s’écriant : « Mon Bien-Aimé, il est enfin temps de nous voir ! » La réforme carmélitaine sera l’un des grands moyens inspirés par Dieu pour susciter un renouveau spirituel profond dans l’Église. La « Madre » a été élevée au rang de docteur de l’Église.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Aller plus loin
Sainte Thérèse d’Avila, Le Livre de la vie. Disponible en ligne .
En complément
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Procès de béatification et canonisation de sainte Thérèse de Jésus 1591-1610, Burgos, 1935.
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Frère Francisco de Ribera, Vida de la Madre Teresa de Jesus, 1590.
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Frère Luis de Leon, De la vida, muerte, virtudes y milagros de la santa Madre Teresa de Jesus, réédition Presses universitaires de Salamanque, 1991.
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Louis Bertrand, Sainte Thérèse, 1927. Réédition Via Romana, 2022.
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Emmanuel Renault, Sainte Thérèse d’Avila et l’expérience mystique, Le Seuil, 1970.
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Joseph Perez, Thérèse d’Avila, Fayard, 2007.