Les visions de Béatrice d’Ornacieux, au seuil des mystères chrétiens
Issue d’une grande famille aristocratique du Dauphiné, Béatrice d’Ornacieux figure parmi les plus grandes mystiques de la fin du Moyen Âge. À l’âge de treize ans, elle quitte tout et entre à la chartreuse de Parménie, où elle devient une moniale exceptionnelle. Fondatrice d’un nouveau monastère à Eymeux en 1300, elle est élue prieure de cette communauté, au sein de laquelle Dieu lui accorde des grâces exceptionnelles : visions mystiques d’une précision inouïe et d’une grande beauté, extases, don des miracles... Nourrie au plus haut point de la spiritualité de saint Bruno, son ascèse est très rigoureuse, ce qui, de manière étonnante, ne l’empêche jamais de remplir ses fonctions à la perfection. Retournée à Dieu le 25 novembre 1303, Béatrice a été béatifiée par le pape Pie IX le 15 avril 1869.
Les raisons d'y croire
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La vie de Béatrice a été rapportée par une source de première main : le récit de Marguerite d’Oingt, chartreuse, écrivaine d’une rare précision, et contemporaine directe de la bienheureuse. Ce récit, rédigé en franco-provençal et intitulé La Vita seiti Biatrix virgina de Ornaciu (« La vie de sainte Béatrice d’Ornacieux vierge »), expose avec précision les circonstances de la vie de la bienheureuse. Marguerite n’est pas une hagiographe naïve : attentive au contexte culturel et spirituel, elle se distingue par une rigueur intellectuelle peu commune et met en lumière des faits observés de près, décrits avec sobriété et exactitude.
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La biographie écrite par Marguerite d’Oingt, pleinement reçue par l’Église, est entièrement contemporaine de Béatrice : elle meurt seulement sept ans après elle. Cette proximité écarte toute imprécision due au temps et confère à son témoignage une valeur historique remarquable.
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Les visions de Béatrice, marquées par une grande pureté intérieure, expriment les mystères chrétiens avec une justesse surprenante. Sans avoir étudié la théologie, elle contemple et décrit pourtant la Trinité en parfaite conformité avec les écrits des Pères et l’enseignement de l’Église. Cela est d’autant plus remarquable que ce mystère est d’une profondeur qui dépasse l’intelligence humaine.
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À l’époque de Béatrice, la mystique féminine est l’objet d’une surveillance étroite, et le statut social des femmes, y compris dans les rangs de la noblesse, dépend largement des autorités masculines : si la bienheureuse avait « dévié » sur le plan théologique, elle aurait été lourdement sanctionnée et très probablement déchue de sa charge de prieure.
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Dans sa biographie, Marguerite d’Oingt évoque la mortification de la bienheureuse. Loin d’être un signe de démence, celle-ci s’inscrit pleinement dans la tradition cartusienne. Béatrice ne se voit jamais elle-même comme une « abstinente » ou une « athlète » des privations. Elle tait au contraire ses efforts et ses pénitences à son entourage et pratique sa pénitence de manière cachée pour le salut des âmes.
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Son union au Christ est permanente. Endurant de terribles migraines, sans traitement efficace, elle songe un jour à mettre fin à ses jours. Elle entend alors une « voix », douce et ferme, qui l’invite à offrir de plus belle ses douleurs à Dieu, qui, ainsi, seront utiles pour la conversion du monde. À la fin de sa vie, Béatrice déclara être disposée à tout endurer pour Jésus, y compris le bûcher et la lèpre, la pire des choses à l’époque, puisque les personnes qui en étaient atteintes étaient exclues de la société.
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Outre ses mortifications et ses pénitences, la spiritualité de Béatrice repose sur le don de soi. En union avec le sacrifice du Christ, elle offre à Dieu ses difficultés, ses maladies, ses sécheresses spirituelles et toutes les épreuves de sa vie, pour le salut des âmes. Une telle héroïcité dans le don de soi ne naît que dans le désir de conformer sa vie à la Parole de Jésus : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » ( Mt 16,24 ). Sa vie intérieure se déploie ainsi comme une réponse totale à l’appel du Seigneur.
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Immédiatement après sa mort, Béatrice devient l’objet d’une grande vénération, tant de la part de l’ordre des Chartreux que du clergé séculier et des laïcs. Celle-ci ne s’est jamais démentie.
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Des miracles sont rapidement consignés sur ton tombeau, en particulier des guérisons inexplicables de maux physiques. Leur réalité est d’autant plus probante que les chartreux, par tradition, n’ont aucun goût pour le merveilleux.
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Par la voix du pape Pie IX, l’Église a béatifié Béatrice en 1869. Cette reconnaissance atteste l’exemplarité évangélique de sa vie ainsi que l’orthodoxie parfaite de ses paroles et de ses enseignements, en particulier dans sa charge de prieure d’une chartreuse.
En savoir plus
Née vers 1260 à Ornacieux – actuelle commune d’Ornacieux-Balbins, en Isère (France) –, Béatrice appartient à une famille de la noblesse régionale, riche et influente, les seigneurs de Miribel d’Ornacieux, originaire du Dauphiné. La fillette reçoit une excellente éducation. Mais, rapidement, elle cultive le projet de tout abandonner et de renoncer à ses avantages matériels pour se donner à Dieu dans la solitude. Dans la prière, et dans la lecture des Évangiles, elle formule le vœu de se retirer dans une Chartreuse, lieu de renoncement et de contemplation.
C’est providentiel : dans sa région natale, la chartreuse de Parménie, construite au-dessus de la vallée de l’Isère (sur la commune de Beaucroissant), est depuis 1259 un espace de prière important. Béatrice y prend le voile en 1273. Elle a environ treize ans. Elle quitte le monde et sa famille, tout entière aspirée par la grâce.
De semaine en semaine, de mois en mois, elle devient une fille de saint Bruno en tous points remarquable : obéissante, d’une humilité sans borne, douée d’un esprit de pauvreté malgré les souvenirs d’une enfance passée dans les meilleures conditions, elle fait l’admiration des autres moniales. La solitude, inhérente à la spiritualité cartusienne, non seulement ne lui pèse jamais, mais constitue à ses yeux l’instrument spirituel nécessaire à sa sanctification.
Dieu commence parallèlement à lui offrir des grâces exceptionnelles. Elle a ses premières visions et il lui arrive de tomber en extase dans sa cellule ou dans différents endroits de la chartreuse.
Ses qualités intellectuelles aidant, la prieure lui demande un peu avant 1300 d’aller à Eymeux (Drôme) pour fonder, avec quelques religieuses, une nouvelle chartreuse, en remplacement d’un ancien prieuré bénédictin. Sur place, Béatrice rencontre une série de difficultés concrètes qui mettent à mal son installation : emplacement inadapté, approvisionnement en eau défectueux, etc. La future bienheureuse restera jusqu’à sa mort dans ce lieu difficile et insalubre, sans jamais se plaindre ou revendiquer quoi que ce soit, mais le prieuré retournera bientôt aux fils de saint Benoît.
C’est à Eymeux que sa vie mystique prend un tour unique. Au milieu des difficultés terrestres de toutes sortes, elle a des visions d’une qualité et d’une densité exceptionnelles, très voisines de ces visions « intellectuelles » que sainte Thérèse d’Avila analysera deux siècles et demi plus tard. Ses visions délivrent un enseignement puissant sur les mystères chrétiens.
Béatrice devient prieure de la communauté d’Eymeux : son équilibre humain, ses dispositions intellectuelles et la profondeur de sa foi sont reconnus de façon unanime.
Elle rend son âme à Dieu à Eymeux en 1303.
Objet d’une vénération de la part de ses sœurs en religion, mais aussi du clergé et des fidèles, ses reliques sont réparties en 1309 entre le prieuré d’Eymeux et la chartreuse de Parménie. Le Saint-Siège confirme son culte en 1763, puis le pape la proclame bienheureuse le 15 avril 1869.
Patrick Sbalchiero, membre de l’Observatoire international des apparitions et des phénomènes mystiques.
Au delà
En faisant don d’elle-même, la perspective de Béatrice d’Ornacieux est ecclésiale : tendue vers la résurrection et la vie éternelle, sa relation à Dieu et aux autres est non seulement révélatrice d’une foi rare, mais elle délivre également un enseignement évangélique incarné, valable aujourd’hui encore.
Aller plus loin
Sergi Sancho Fibla, Escribir y meditar. Las obras de Marguerite d’Oingt, cartuja del siglo XIII, Madrid, Siruela, 2018.
En complément
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Les documents disponibles sur le site Internet des Chartreux : statuts de l’ordre et textes liturgiques.
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Sur ce même site Internet, l’histoire des moniales chartreuses, dont celle de la bienheureuse Béatrice d’Ornacieux .
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François Marxer, « Béatrice d’Ornacieux, bienheureuse, chartreuse, visionnaire », dans Les Femmes mystiques. Histoire et dictionnaire, sous la direction d’Audrey Fella, Paris, Robert Laffont, collection « Bouquins », 2013, p. 151-152.
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Roland Maisonneuve, Les Mystiques chrétiens et leur vision du Dieu un et trine, Paris, Le Cerf, 2000.
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Roland Maisonneuve, « Les visions mystiques de Béatrice d’Ornacieux », Analecta Cartusiana, 116/1, 1988, p. 53-68.
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Théodore Bellanger, Vie de la bienheureuse Béatrice d’Ornacieux : Vierge chartreusine de Parménie au XIIIe siècle, sa vie, sa mort et son culte, Grenoble, 1874.