
Émilie de Rodat suit une lumière plus forte que ses ténèbres
Pendant près de trente ans, Émilie de Rodat va connaître d’incessantes souffrances dues à la maladie et, plus intensément encore, une nuit de l’âme interminable. Pourtant, alors qu’elle se croit abandonnée de Dieu, réprouvée, promise à l’enfer, la jeune femme ne cesse pas un instant de s’oublier pour le prochain, tout entière donnée à l’œuvre d’éducation et de charité qu’elle est en train de fonder, au point que, hormis son confesseur, personne dans son entourage ne soupçonnera jamais ce qu’elle endure.
Les raisons d'y croire
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Née à la veille de la Révolution, Marie-Émilie de Rodat grandit dans une France déchristianisée de force. Cela ne l’empêche pas d’entendre l’appel de Dieu à le servir. Mais comment y parvenir dans un pays où toutes les structures ecclésiales ont été détruites, tous les couvents fermés ? Dans ces conditions, il faut une grande grâce pour s’accrocher contre vents et marées à une vocation qui paraît, dans un tel contexte, impossible à réaliser en France.
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Même sous l’Empire, après le Concordat de 1802, lorsque les congrégations féminines commencent à se recréer, ces dernières connaissent de grandes difficultés : le pouvoir ne veut pas d’instituts contemplatifs, les jugeant inutiles, mais seulement des ordres caritatifs, qui sont d’ailleurs strictement surveillés, suspectés d’être de potentiels foyers d’opposition politique. Il est très inconfortable de servir Dieu dans ces conditions.
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Pendant longtemps, Émilie va chercher sa voie, frappant à la porte de plusieurs congrégations sans y trouver ce qu’elle cherche. Elle ne reste ni chez les Sœurs de Nevers ni chez les Dames de Picpus. Ces échecs répétés – il y en aura quatre au total – devraient la rebuter et la décourager, la persuader peut-être qu’elle se trompe en cherchant la vie consacrée. Il n’en est rien. Une pareille obstination en dépit des obstacles est la marque d’une vocation très forte, et de la certitude de l’appel reçu.
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En 1815, elle s’installe à Villefranche-de-Rouergue. En entendant des femmes, nombreuses, déplorer la disparition des Ursulines, qui se consacraient autrefois à l’éducation gratuite des petites filles, Émilie comprend que sa mission sera de se consacrer à scolariser les enfants pauvres et de leur donner, en plus de l’apprentissage des savoirs élémentaires, une éducation chrétienne qui permettra de rechristianiser la société en formant de futures mères de famille catholiques. Elle ne s’arrêtera pas aux difficultés rencontrées, notamment financières.
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Sensible aux nombreuses nécessités de son époque, Émilie décide de diversifier son action. Elle ouvre des écoles pour jeunes filles pauvres, des orphelinats, des hôpitaux de charité, des maisons pour vieillards… Dieu lui inspire donc ces entreprises audacieuses et elle répond volontiers aux sollicitations de l’Esprit-Saint. Son œuvre, née de rien, porte des fruits durables, toujours visibles aujourd’hui. La vie d’Émilie de Rodat témoigne d’une fécondité surnaturelle, venue de Dieu : les fruits visibles de sa foi en Christ.
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Cependant, alors que tout, en extérieur, semble lui sourire, Émilie connaît à partir de 1820 des ennuis de santé qui ne la quitteront plus jamais, et, surtout, elle entre dans une terrible crise mystique qui va durer trente ans. Elle connaît de nombreuses tentations en tous genres, de terribles périodes de doutes contre la foi, des moments de véritable désespoir et un lancinant sentiment d’abandon qui lui laissent penser que Dieu l’a rejetée et que, s’il existe, elle sera damnée. Il s’agit d’épreuves très classiques que l’on rencontre dans la vie de nombreux saints.
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Il est très difficile, et presque impossible, lorsque l’on traverse de grandes épreuves physiques et morales, de ne pas se replier sur soi-même, de ne pas se complaire égoïstement dans ses soucis et la considération de ses propres peines, sans plus porter aucune attention aux autres. L’étonnant est que, dans le cas de mère de Rodat, seuls ses directeurs de conscience et ses confesseurs sauront ce qu’elle endure. Elle ne laisse rien transparaître au dehors de ses grandes souffrances physiques et mystiques, poursuivant son œuvre comme si de rien n’était, même dans les instants où elle pourrait tout remettre en cause. Elle a donc un souci prioritaire et héroïque du prochain, pour lequel elle s’oublie, et sa foi ne sombre pas.
En savoir plus
Marie-Émilie de Rodat naît le 6 septembre 1787 dans la région de Montauban, d’un père trésorier de la généralité de cette ville. Elle appartient donc à un milieu social à mi-chemin entre la bourgeoisie et la petite noblesse qui va particulièrement attirer la haine des révolutionnaires.
Pour mettre leur fille à l’abri, ses parents la confient à sa grand-mère maternelle, madame de Pomeyrol, qui va l’élever et lui faire connaître l’esprit et la spiritualité des Dames de Saint-Cyr, cette congrégation, fondée par madame de Maintenon, l’épouse morganatique de Louis XIV, pour l’éducation des filles de la noblesse pauvre. C’est sans doute auprès de son aïeule qu’Émilie acquiert le goût et le sens de l’éducation au féminin. Ce n’est cependant qu’au début de la Restauration, alors qu’elle a tenté en vain de réaliser sa vocation religieuse dans quatre congrégations, que mademoiselle de Rodat, revenue à Villefranche-de-Rouergue, reçoit l’appel à fonder les Sœurs de la Sainte-Famille, dont les deux branches, l’une cloîtrée et l’autre pas, se dévoueront soit à reprendre la mission éducative qui était autrefois celle des Ursulines, soit à assister les pauvres malades. Le succès est rapidement si important qu’elle devra, dès 1816, acquérir l’ancien couvent des Cordeliers afin d’accueillir toutes les demandes. De nombreuses compagnes la rejoignent.
Les années passant, mère de Rodat, de plus en plus sensible aux souffrances d’une société dont on a voulu chasser le Christ, constatant les manques créés par la Révolution en détruisant sans les remplacer les œuvres sociales catholiques, s’intéressera aussi à une nouvelle évangélisation des milieux agricoles et ouvriers, puis, à la fin de sa vie, elle voudra que ses filles « passent les mers » afin de poursuivre leur œuvre en terres de mission. « Il faut que notre charité franchisse les mers », dit-elle. Elle n’oublie pas pour autant les misères françaises, s’intéressant aussi au sort des prostituées, qu’elle veut arracher au trottoir.
Elle mène cette activité intense sans jamais s’arrêter à ses propres souffrances physiques et morales, toute donnée aux autres, qui ne soupçonnent pas qu’elle est plongée dans une interminable nuit de l’âme. Celle-ci ne cessera qu’en 1850, alors qu’il ne reste à la fondatrice que quelques mois à vivre. Elle s’éteint en effet le 19 septembre 1852. Pie XII l’a canonisée en 1950.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.
Aller plus loin
Émilie de Rodat, Lettres, 1888.
En complément
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Léon Aubineau, Vie de la vénérable mère Émilie de Rodat, Vitte, 1879. Peut être consulté en ligne .
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Jean-François-Ernest Ricard, La Vénérable Émilie de Rodat, Gabalda, 1912. (Un compte-rendu, paru dans la Revue d’histoire de l’Église de France peut être lu en ligne .)
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Raoul Plus, Sainte Émilie de Rodat, fondatrice des Religieuses de la Sainte-Famille de Villefranche-de-Rouergue, Apostolat de la prière, 1949. Peut être consulté en ligne .