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© CC BY-SA 4.0/Craton
Les martyrs
Otrante (Italie)
Nº 718
Août 1480

À Otrante, 813 témoins de la vérité du Christ

En août 1480, les Turcs – qui ambitionnent de faire flotter l’étendard vert de l’islam sur Saint-Pierre, à Rome, comme ils l’avaient fait en transformant Sainte-Sophie en mosquée, à Constantinople – s’emparent de la ville italienne d’Otrante, sur l’Adriatique, dont ils comptent faire une tête de pont leur permettant de marcher sur Naples et sur Rome. Abandonnés par les autorités, les habitants d’Otrante se défendent pourtant héroïquement. Au terme d’une défense impossible et glorieuse, 813 d’entre eux, chrétiens retranchés dans la cathédrale, sont publiquement décapités le 14 août. Les bourreaux commencent par le vieux tailleur Antonio Primaldo, qui s’est affirmé spontanément comme l’âme de la résistance. Ils pensent que sa mort pourrait amener ses compagnons à l’apostasie. Mais, alors que la tête de Primaldo roule au sol, l’impensable se produit : le supplicié se relève, ramasse son chef tranché et demeure debout. Il ne daignera se coucher dans la mort qu’après l’exécution de son ultime camarade.


Les raisons d'y croire

  • Les chrétiens reprennent Otrante en octobre 1481, soit quatorze mois après les événements. Il y a d’innombrables témoins des faits, et l’instruction de la cause des martyrs est aussitôt entamée. Tous ceux qui déposent devant les autorités ecclésiastiques jurent sur l’Évangile qu’ils disent la stricte vérité. Tout mensonge pouvant entraîner l’excommunication d’office, il est impensable, en cette époque de foi, qu’ils mentent sur un sujet d’une telle gravité. L’on peut donc se fier à leurs dires, aussi extravagants qu’ils nous paraissent. Ils sont quatre à rapporter ce miracle.

  • Le dernier martyr de cette journée sanglante n’est pas l’un des habitants d’Otrante, mais l’un des soldats turcs initialement commis à leur supplice. La chronique le nomme Bersa Bey ; même s’il n’est pas assuré que ce soit son vrai nom, les circonstances de sa mort sont, elles, bien attestées : constatant que Primaldo, incontestablement mort puisque l’on vient de lui trancher la tête, s’est relevé et demeure debout, malgré les efforts des bourreaux pour obliger ce cadavre récalcitrant à s’effondrer au sol, Bersa Bey, stupéfait et bouleversé, abjure aussitôt publiquement l’islam et proclame qu’il n’est de Dieu que celui des chrétiens. Comme renier l’islam est puni de mort, ce que nul ne peut ignorer, l’homme est aussitôt condamné au pal. L’empalement est une mort lente et atroce ; Bersa Bey le sait. Son revirement spirituel ne s’explique pas uniquement parce qu’il est frappé du courage et de la constance des martyrs dans l’épreuve : il proclame la vérité de la foi chrétienne jusqu’au bout.

  • Quand bien même l’on écarterait les témoignages concernant ce miracle sidérant, lequel obligerait à reconsidérer le cas des saints céphalophores – tel saint Denis – qui, décapités, se seraient relevés et auraient porté leur tête jusqu’à l’endroit où ils souhaitaient reposer et être honorés, l’attitude de ces centaines de chrétiens (au demeurant des gens fort ordinaires dont la vie n’avait peut-être pas toujours été exemplaire), qui préféreront tous la mort à l’apostasie, est en soi une raison de croire.

  • Ces hommes, en effet, vont être conduits au supplice au terme d’une assez longue route, au bord de laquelle les Turcs vainqueurs ont aligné les femmes et les enfants d’Otrante, qu’ils ont fait prisonniers ; les martyrs auront donc sous leurs yeux leurs proches, qui les supplient d’abjurer, sachant que, s’ils y consentent, non seulement ils sauveront leur vie, mais ils délivreront leurs familles – l’islam interdisant de réduire en esclavage la femme et les enfants d’un croyant. Il faut donc des convictions inébranlables et un courage surhumain, que seules une foi extraordinaire et des grâces exceptionnelles peuvent expliquer, pour résister à cette pression.


En savoir plus

Début juillet 1480, le pacha de Valona, Gehdit Ahmed, avec cent cinquante navires, jette l’ancre sous les murs d’Otrante, ville la plus orientale d’Italie. Le 28, il commence à bombarder la cité. La nuit suivante, la garnison, composée de mercenaires, s’enfuit. Pourtant, la population refuse de capituler, et un vieux tailleur, Antonio Pezzulo Primaldo, relevant le courage de ses concitoyens, leur dit que leur résistance donnera le temps au roi de Naples de les secourir. Les Otrantais se replient sur la citadelle.

L’arrivée des Turcs a poussé des milliers de personnes à se réfugier dans la ville et, quand l’ennemi s’empare de la cité, ils y trouvent près de 20 000 personnes qui n’ont pas pu s’abriter dans la forteresse. Ce 29 juillet, quand ils entrent à Otrante, les Ottomans commencent par massacrer tous les hommes de plus de quinze ans, de même que les femmes trop âgées et les enfants trop jeunes. Les autres finiront sur les marchés aux esclaves… Après cela, plus décidés que jamais à vendre chèrement leur peau, les survivants, sans eau ni nourriture, écrasés sous les bombes, tiennent néanmoins jusqu’au 11 août, dans l’attente de secours qui n’arrivent pas.

Le 11 août, l’artillerie turque démantèle les remparts, permettant aux janissaires de s’emparer de la citadelle. L’évêque, Mgr Stefano Agricoli, entouré de ses prêtres, entraîne les survivants vers la cathédrale, afin de mourir sous la croix. La plupart ne l’atteindront pas. Hormis 5 000 enfants et jeunes femmes, tous ceux qui tombent aux mains des Turcs sont tués. L’on évoque un chiffre probable d’au moins 12 000 tués. Ils sont 813, chiffre officiellement retenu par l’Église, à atteindre la cathédrale, où les Turcs les suivent. Ils arrêtent l’évêque et le commandant de la milice bourgeoise, Francesco Largo, qui a assuré seul la défense d’Otrante. Largo est scié vivant en deux, et Mgr Agricoli lentement dépecé à coups de cimeterres. Ces horreurs n’ont rien de gratuit : on veut épouvanter les autres qui, privés de chefs, devraient apostasier. Alors, le vieil Antonio Primaldo s’écrie : « Mes frères, nous venons de combattre pour notre patrie, nos maîtres, notre vie d’ici-bas. Le temps est venu pour nous de nous préoccuper du salut de nos âmes. Notre Seigneur est mort pour nous sur la Croix ; il convient qu’à notre tour, nous mourions pour lui. Restons donc fermes et constants dans notre foi ; confessons que Jésus-Christ est notre Seigneur et Dieu et que nous préférons mourir mille fois, de n’importe quelle mort, plutôt que le renier et nous faire Turcs. Car, par cette mort terrestre, nous obtiendrons la vie éternelle et la couronne du martyre. » À son exemple, les autres déclarent endurer mille fois la pire des morts que renier le Christ.

Le 14 août, guidés par Primaldo, ils sont conduits jusqu’au col de la Minerve sous les yeux de leurs proches : tous marchent au supplice sans trembler. Pour faire taire le tailleur, les Turcs le décapitent en premier. Mais le supplicié se relève comme si de rien n’était. Ce massacre fini, les Turcs triomphent, sûrs de s’emparer de Naples et de Rome. Ils se trompent : la résistance d’Otrante et les deux semaines perdues à la réduire ont permis de réunir assez de troupes pour empêcher les Turcs d’exploiter leur victoire. En octobre 1481, Gedit Ahmed Pacha, menacé par la contre-attaque napolitaine, devra rembarquer.

On recueillera les restes des martyrs, conservés dans l’église bâtie à l’endroit de leur supplice, Santa Maria dei Martiri, puis transférés à Santa Catarina de Formiello, à Naples, et enfin dans la cathédrale d’Otrante, où leurs reliques, exposées aux regards, emplissent sept gigantesques armoires.

Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.


Au delà

La décision de canoniser les martyrs d’Otrante a été le dernier acte posé par le pape Benoît XVI avant sa renonciation. Il était audacieux et répondait au contexte de terreur que faisait régner au Proche-Orient l’État islamique, qui exterminait les chrétiens d’Orient. Sachant qu’il allait être critiqué, on est assuré que le pape a scrupuleusement pesé les faits avant de prendre sa décision.


Aller plus loin

Hervé Roullet, Les Martyrs d’Otrante. Entre histoire et prophétie, AVM, 2019.


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