
L’énigmatique retour à Dieu d’une redoutable communarde
Félicie Gimet, née en 1835, ancienne communarde anticléricale, fut emprisonnée à Saint-Lazare après la chute de la Commune de Paris, en 1871. C’est là, au contact des religieuses de la prison-hôpital, qu’elle vécut une profonde conversion, difficile à comprendre sans la lumière de la foi. De militante révolutionnaire, elle devint sœur Marie-Éléonore, prenant le voile en août 1890. Profondément transformée par la miséricorde reçue, sa vie fut ensuite marquée par l’humilité, la prière et la réparation pendant plusieurs décennies, jusqu’à sa mort en 1893. Ce retournement intérieur est un signe tangible que le Christ vivant peut réellement transformer les cœurs, même les plus éloignés de lui.
Les raisons d'y croire
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Les documents permettant de retracer la vie de Félicie Gimet ne sont pas des actes d’état civil, mais seulement des archives ecclésiastiques. Toutefois, ce n’est pas parce qu’aucun acte de naissance n’existe qu’on peut nier son existence : tous les historiens savent qu’un état civil peut être lacunaire, comporter des erreurs sur le nom de la personne ou sur son lieu de naissance, et que cela est le cas de tous les fonds d’archives.
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L’on possède l’acte de décès d’une Félicie Louise Gimet, en religion sœur Marie-Éléonore, morte à la maison de « la Solitude de Nazareth », à Montpellier, le 12 septembre 1893, personne bien réelle dont ses compagnes se souvenaient. Elles évoquent entre autres l’inexplicable tristesse qui semblait l’accabler et l’émotion qui la mettait au bord du malaise si l’on évoquait devant elle les martyrs de la Commune.
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On ne voit pas bien l’intérêt qu’auraient eu les religieuses, dans les années 1920-1930, à forger cette histoire et son héroïne, qui n’est d’ailleurs citée qu’en passant. L’on imagine mal ces sœurs archivistes et historiennes qui travaillaient sur des témoignages encore récents (Félicie Gimet étant morte depuis à peine trente ans) mentir effrontément et prendre le risque d’être contredites et de se rendre coupables d’un péché grave.
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Dans les années 1980, l’historien Pierre Duclos, qui fut amené à enquêter sur Félicie Gimet en travaillant à la cause de béatification du père Olivaint, découvrit une confession, datée de 1874, signée des initiales L.G., racontant les derniers jours du père Olivaint et le rôle horrible que l’auteur de cette confession avait alors tenu. Ce document étant d’une authenticité insoupçonnable, on ne peut plus guère mettre en doute le rôle actif et criminel de Félicie dans les exactions communardes.
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Mais, comme le Curé d’Ars le lui prédit un jour, Félicie Gimet ne parviendra pas à se damner. Et, en 1871, le père Olivaint, quelques heures avant de mourir martyr, s’engage à agir depuis le Ciel pour sa conversion, elle qui fait pourtant partie de ses persécuteurs.
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De fait, un an plus tard, au contact des sœurs de Marie-Joseph, elle entame une profonde transformation intérieure. Ce retournement, loin d’être superficiel ou intéressé, se manifeste par une vie entière de réparation, d’humilité et de prière.
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La conversion d’une telle personne, si haineuse vis-à-vis de toutes les choses de la foi, est étonnante car elle incarne un renversement radical de vie, difficilement explicable sans l’intervention d’une force spirituelle puissante. Une telle métamorphose ne relève pas d’un simple changement psychologique ou idéologique : elle témoigne d’une grâce reçue, d’une rencontre personnelle avec la miséricorde de Dieu.
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Après sa conversion, elle a un jour confié, en larmes : « Si vous saviez ce que j’ai fait, je vous ferais horreur ! Vous auriez peur de moi ! », ce qui accrédite son rôle actif dans les massacres de la Semaine sanglante, en particulier celui de la rue Haxo, le 26 mai 1871. Il y a aussi cette confidence qu’elle a faite en 1872 à mère Éléonore, la sœur gardienne de prison qui s’était vouée à sa conversion : « Vous ne pouvez plus rien pour moi ! J’ai fait trop de mal ! J’ai tué treize prêtres ! »
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À compter de son retour à la foi, la convertie est victime de persécutions diaboliques. Le diable fait payer à Félicie son reniement : presque chaque nuit, il célèbre le sabbat dans sa chambre, la jetant hors de son lit, la traînant par terre, la cognant contre les murs. Plusieurs fois, les supérieures la trouvent couverte d’hématomes, bleue de coups, ou en sang. Une nuit, le démon lui brisera plusieurs dents.
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Envoyée à Doullens, les phénomènes continuent. Ils n’iront en diminuant qu’après qu’elle a été soumise à un exorcisme dans les formes. Les témoins de ces faits sont nombreux et crédibles. Une autre hypothèse serait qu’elle souffrait de crises d’hystérie qui la conduisaient à s’automutiler… Mais aucune des supérieures, habituées à s’occuper de femmes difficiles ou perturbées, ne mettra jamais en doute la réalité des phénomènes ni la sincérité de Félicie.
En savoir plus
Née vraisemblablement dans le Forez le 1er mai 1835, Louise Félicie Gimet grandit à Lyon, élevée, semble-t-il, par une mère très pieuse qui lui transmet sa dévotion mariale. À la mort de celle-ci, Félicie rompt avec son père et, encore très jeune, se met à rouler avec des amants de passage qu’elle suit dans leurs pérégrinations et dont elle adopte les opinions révolutionnaires. Un temps installée à Marseille, dans les années 1860, elle y aurait fréquenté les milieux garibaldiens, des cercles ésotériques et des loges maçonniques, passant même un pacte avec le diable et recevant la faculté de parler et de comprendre des langues qu’elle n’a pas apprises. L’on sait qu’en 1872, après son retour à la foi, Félicie aurait remis à mère Éléonore, devenue son amie et sa protectrice, un document de ce type qu’elle aurait signé à cette époque.
Elle a trente-cinq ans quand on la retrouve à Paris, peut-être en ménage, ou mariée civilement, à un ouvrier ébéniste et militant révolutionnaire nommé Pigerre. Ils s’engagent ensemble au printemps 1871 dans les rangs de laCommune. Vêtue en homme, un képi sur ses cheveux retenus en filet, ceinte d’une écharpe rouge, la « Capitaine Pigerre » se fait remarquer pour son exaltation et sa haine des prêtres et des catholiques. Elle prend un malin plaisir à tourmenter ceux qui sont retenus en otages à la prison de la Roquette. Elle éprouve ainsi une fascination cruelle pour le jésuite Pierre Olivaint, qui l’attire et qu’elle déteste, le frappant et l’insultant dès qu’elle le peut, ne s’attirant en réponse que des paroles de bonté et des promesses de rédemption. Peu avant d’être massacré rue Haxo, peut-être par Félicie qui aurait commandé le peloton d’exécution et achevé sa victime de sa propre main, le jésuite lui aurait promis qu’il s’occuperait d’elle depuis l’au-delà. La jeune femme accueille cette prédiction en ricanant, comme elle avait accueilli celle du Curé d’Ars, qu’elle était allée voir en 1859, peu avant sa mort : « Vous ferez beaucoup de mal mais Notre Seigneur, dans sa bonté ne permettra pas que vous vous perdiez, car vous gardez de la dévotion à sa Sainte Mère. » En effet, dans ses pires dérives, Félicie a paradoxalement gardé sa dévotion mariale, giflant un jour en public un ouvrier mitron qui avait insulté Notre Dame de Fourvière.
Le 26 mai 1871, elle entre dans la cellule du père Olivaint, jésuite célèbre tant pour ses qualités de prédicateur que pour son engagement aux côtés des catholiques sociaux. La communarde sait bien que ce prêtre n’a plus que quelques heures à vivre et elle s’en réjouit. Pourtant, quand elle se glisse chaque soir dans ce cachot de la prison de la Roquette, où la Commune a entassé des otages – magistrats, gendarmes, prêtres, qu’elle a juré de tuer si les troupes versaillaises reprennent Paris –, elle éprouve, certes, une détestation féroce qui la pousse à insulter Olivaint, mais aussi de la fascination. « Nous savions que c’était un saint », dira-t-elle plus tard. Pour le moment, le jésuite prie, indifférent au reste. « Vous priez pour vos persécuteurs ? », dit-elle en le bousculant violemment. Comme il répond par l’affirmative, elle ajoute : « Puisque je vais vous obtenir la grâce du martyre, vous me garderez bien une place au Ciel ?! » « Je m’y engage », répond Pierre Olivaint. Il meurt quelques heures plus tard, au terme d’un terrible chemin de croix à travers les rues de Belleville, mais cette promesse ne s’effacera plus jamais de la mémoire de sa persécutrice. Au fond d’elle-même, elle sait qu’il tiendra parole. Grâce à lui et à la Vierge Marie, quoi qu’elle fasse, comme le lui avait prédit jadis le Curé d’Ars, Félicie Gimet ne parviendra jamais à se damner.
Arrêtée fin mai 1872, la fille Gimet, d’abord condamnée à mort pour le rôle qu’elle a tenu dans les massacres – elle avouera plus tard avoir tué treize prêtres, dont probablement l’archevêque de Paris – voit finalement sa peine commuer en réclusion à perpétuité, l’opinion répugnant à exécuter des femmes et un certain flou persistant sur ses actes. Elle tient alors la promesse faite à mère Éléonore, la sœur gardienne de prison qui a décidé de la sauver coûte que coûte, en ce monde et dans l’autre : revenir à la foi si elle est graciée. Aidée providentiellement dans son chemin de conversion par les écrits du père Olivaint, qui la guérira d’ailleurs miraculeusement d’une affection incurable du genou après un pèlerinage sur sa tombe, Félicie Gimet purge sa peine dans les maisons de détention tenues par les Sœurs de Marie Joseph. Graciée lors de l’amnistie des communards, en 1880, elle refuse de quitter la communauté qui l’a recueillie. Installée à Montpellier avec son amie mère Éléonore, elle formule des vœux privés, puis consacre sa vie à l’accompagnement des mourants. Victime d’un AVC le 8 septembre 1893, fête de la Nativité de Notre Dame, elle meurt le 12, fête du Saint Nom de Marie. À sa supérieure, qui lui demande, la voyant une dernière fois tourmentée par le démon, si elle redoute le jugement divin, sœur Marie-Éléonore répond paisiblement : « Je me suis jetée tout entière dans les bras de Dieu ; de quoi aurais-je peur ? ». L’on comprend que ses anciens camarades n’aient pas voulu faire de la réclame à sa conversion…
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.
Aller plus loin
Pierre Duclos « Félicie Gimet et Pierre Olivaint », Revue d’histoire de l’Église de France, 1988. Disponible en ligne .
En complément
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Sœur Zachée, Vie de la révérende mère Saint-Augustin, fondatrice et première supérieure générale de la congrégation des sœurs de Marie-Joseph pour les prisons, Pierre Téqui, 1925. Contient un chapitre sur Félicie.
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Jeanne Ancelet-Hustache, Les Sœurs des prisons, Grasset, 1934.
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Félix Causas, Louise Félicie Gimet, le terrible « Capitaine Pigerre » de la commune de Paris (1871), Éditions Saint Remi, 2018.
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L’article d’Aleteia « Un cas peut-il être désespéré ? L’exemple de Louise-Félicie Gimet ».