
La mort innocente de Boris et Gleb, en imitation de Jésus-Christ
En ses vieux jours, le grand-duc Vladimir de Kiev, converti au christianisme, affiche une préférence manifeste pour ses deux plus jeunes fils, Boris et Gleb, eux aussi baptisés. Pourtant, à l’heure de la succession paternelle, ces deux princes ne sont nullement avantagés. Cela n’empêche pas leur demi-frère aîné, Sviatopolk, de leur vouer une haine jalouse et de décider de les assassiner. Prévenus bien à l’avance de ses intentions fratricides, les deux jeunes gens vont néanmoins préférer une mort injuste et cruelle à toute tentative de rébellion afin de ne pas verser le sang pour leur défense. Par leur attitude de profonde charité, par le pardon qu’ils accordent libéralement à leurs bourreaux, et par leur désir manifeste d’associer leurs angoisses et leurs souffrances à celles du Christ, ceux que les Russes appellent « les souffre passion » ont bien mérité de devenir les premiers saints canonisés de Russie.
Les raisons d'y croire
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Nous connaissons très bien les circonstances de la mort de Boris et Gleb, sur lesquelles leur frère Iaroslav fit mener une enquête détaillée qui servit ensuite à leur canonisation en 1072, et dont ni le sérieux ni les conclusions ne peuvent être mis en doute. Ces dernières semaines de leurs vies sont essentielles puisque c’est leur attitude face à la mort qui leur a valu d’être portés sur les autels.
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Boris et Gleb, à la différence de la plupart de leurs frères, prennent très au sérieux le message évangélique et les commandements de Dieu. Ils veulent véritablement les vivre, quel que soit le prix à payer pour cela, même celui de leur vie. Ils refuseront ainsi absolument d’envisager toute révolte contre leur aîné, alors même qu’ils ont la preuve de ses intentions et que leurs proches les conjurent de se défendre.
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C’est d’autant plus remarquable que Boris, âgé d’une vingtaine d’années, rentre victorieux d’une campagne contre les Petchenègues païens. Il est donc à la tête d’une armée qui lui est toute dévouée et dont les officiers vont le supplier de se défendre. Il s’y refuse. Il refuse pareillement de s’enfuir, car il craint que ses partisans provoquent une guerre civile s’il demeure en vie et se pose en rival de son frère.
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Le 24 juillet 1015, après avoir réussi à communier une dernière fois, il exprime explicitement à ceux qui l’entourent les raisons de son choix et sa volonté d’associer son agonie et sa mort à celles du Christ. Puis il se livre aux assassins envoyés pour le tuer et les assure de son pardon alors même qu’ils le percent sauvagement de coups.
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Si, tué en haine de la foi, il ne tombe pas victime de persécuteurs, mais dans un sordide règlement de comptes successoral, Boris n’en est pas moins considéré comme un authentique martyr pour avoir voulu témoigner jusqu’au bout de la loi du Christ et de la profondeur de sa foi.
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Quelques semaines plus tard, embarquée sur le Dniepr, l’embarcation de Gleb, âgé d’environ quinze ans, est arraisonnée au milieu du fleuve par les tueurs de son frère. Avec la même résignation que Boris, et dans l’espoir de sauver ceux qui l’accompagnent, Gleb ne tente pas, lui non plus, de se défendre. Les derniers mots de l’adolescent sont pour invoquer le Christ, « unique refuge des désespérés ».
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Boris et Gleb manifestent une profonde espérance eschatologique : malgré l’échec apparent de leurs morts tragiques, ils font preuve de confiance et attendent le triomphe du Royaume de Dieu.
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Ils présentent aussi une vision chrétienne du dirigeant comme serviteur non dominateur, et un pouvoir fondé non sur la violence mais sur l’amour du prochain. La supériorité spirituelle du pardon et de la patience évangélique s’épanouit face à la logique humaine de vengeance ou de guerre.
En savoir plus
Boris et Gleb sont les deux plus jeunes fils « légitimes » de Vladimir, grand-duc de la Rus, un homme dont les historiens ont renoncé à dénombrer la progéniture. Ils reçoivent au baptême les prénoms chrétiens de Romain et David. Sur son lit de mort, Vladimir décide de partager ses domaines entre ses douze fils. Le plus âgé, Sviatopolk, refuse cette décision et se jure de reconstituer la Rus à son seul profit en supprimant ses frères et rivaux. Il commence par les deux cadets, Boris et Gleb, qui lui semblent les plus vulnérables et qui, en effet, n’essaient même pas de se défendre, respectant le commandement : « Tes père et mère honoreras. » Or, sur son lit de mort, Vladimir leur a fait demander de considérer Sviatopolk comme leur père. Ils décident donc de lui manifester tout le respect et l’obéissance que l’on doit à la puissance paternelle.
Au demeurant, la charité leur interdit d’abord de croire que leur aîné a pu donner ordre de les tuer. Boris ne change pas d’avis, même lorsqu’il a la preuve, alors qu’il campe à Pereyaslav, sur les rives du Don, qu’un groupe de tueurs a été envoyé par son frère pour l’assassiner la nuit suivante dans son sommeil. Gleb, parti pour les terres que son père lui a laissées, est absolument terrifié en apprenant le meurtre de son frère. Il ne veut pas mourir et craint par-dessus tout qu’on lui inflige de grandes souffrances. Il décide alors de se rendre auprès du criminel pour implorer sa grâce et il embarque sur le Dniepr, mais il est assassiné avant cela, le 5 septembre 1015, près de Smolensk.
Ce meurtre va cependant soulever d’horreur le pays et de colère le reste de la fratrie, qui n’a pas l’intention de connaître le même sort. Un autre fils de Vladimir, Iaroslav, qui règne à Kiev, va lever l’étendard de la révolte contre Sviatopolk, auquel ses crimes ont valu le surnom de « Maudit ». Celui-ci vaincu et tué, Iaroslav se met à la recherche des dépouilles de ses cadets afin de leur donner une sépulture convenable. S’il retrouve facilement celle de Boris, celle de Gleb, jetée dans le fleuve, demeure introuvable. Des paysans vont alors lui parler d’une lumière étrange et merveilleuse qui brille chaque soir sur la rive. En la suivant, l’on va en effet découvrir le corps de Gleb, intact, bien que son assassinat remonte à dix-huit mois. Les deux jeunes gens reposent ensemble dans la collégiale de Vichgorod. Ils seront canonisés en 1072, devenant les premiers saints de Russie. Leur mort étant antérieure au schisme d’Orient, le pape Benoît XII les a inscrits au calendrier catholique, choix confirmé par Jean-Paul II.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.
Aller plus loin
L’on peut consulter en ligne le site Santi e beati , en italien.
En complément
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Andrzej Poppe, La Naissance du culte de Boris et Gleb, Cahiers de civilisation médiévale, 1981, p. 29-53. Disponible en ligne .
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Simon Malmenvall, Boris and Gleb: Political and Theological Implications of Overcoming Violence , en anglais.
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Pierre Gonneau, Collectanea borisoglebica, Constantin Zuckerman, Revue des études slaves, 2011, p. 751-753 : compilation critique de textes, iconographie et analyses archéologiques centrées sur Vysgorod, disponible en ligne .