
L’héroïsme des martyrs de Damas
Les tensions entre les Turcs musulmans, les Druzes et les chrétiens sont palpables à Damas en juin 1860, car de terribles massacres ont lieu au Mont-Liban, à quelques kilomètres de la Syrie. Le quartier chrétien de la capitale de la Syrie, gouvernée par les Ottomans, perçoit le danger croissant, sentant augmenter l’animosité des musulmans. Il fait nuit noire, le 9 juillet, quand le couvent de la Custodie de Terre Sainte est assailli par surprise. Le massacre orchestré est atroce : plus d’une centaine de personnes réfugiées au couvent sont assassinées, l’événement marquant le début d’une tuerie qui dure quatre jours et fait six à huit mille victimes, ne laissant que des ruines, du sang et des cendres.
Les raisons d'y croire
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On dispose de détails recueillis (immédiatement après l’extermination des religieux du couvent) par le franciscain José Maria Ballester, qui a rencontré des chrétiens survivants – témoins oculaires venus se réfugier à Beyrouth (lettre ouverte aux journaux espagnols, publiée le 20 décembre 1860). De même, l’historien français Baptistin Poujoulat entreprend une expédition, rapidement après les tragiques événements, pour recueillir des témoignages (La Vérité sur la Syrie, de B. Poujoulat, lettre XXXVI du 27 novembre 1860).
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On sait que le choix d’abjurer sa foi ou de mourir s’est posé pour chacun des onze martyrs du couvent : les bourreaux demandent à chacun d’embrasser la religion musulmane, mais tous décident de rester fidèles au Christ. Ce courage n’est possible que grâce à leur conviction profonde que Dieu existe et que l’homme est fait pour la vie éternelle. Cette conviction est inébranlable, car elle vient d’une relation réelle et personnelle de chacun d’eux avec le Christ vivant.
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Le martyre chrétien est la plus forte preuve d’amour pour Dieu. « Martyr » signifie « témoin » : le courage et la fidélité inébranlables des martyrs de Damas, jusqu’au sacrifice suprême de leur vie, témoignent du Christ, car personne ne souhaite perdre sa vie pour un leurre. Il n’existe pas d’autre religion où le martyre est vécu ainsi, librement et par amour.
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Le supérieur des franciscains avait pressenti le péril : « Nous courons le plus grand danger » (lettre du 2 juillet envoyée au père José Maria Ballester par ses confrères de Damas). Les frères auraient pu se réfugier au Liban, mais ils choisissent tous sciemment de rester au couvent pour assurer un lieu d’asile aux nécessiteux, ce qu’ils font déjà depuis quelques semaines.
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Des gens apeurés accourent en masse quand l’assaut du quartier chrétien Bab Tuma (« la porte de Thomas ») débute, pensant être mieux protégés au couvent. Les religieux sont exemplaires par leur charité : un des survivants doit sa vie à l’un d’eux, qui arrive à le cacher avant d’être lui-même attrapé.
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Face à la mort, leur âme est prête parce qu’ils puisent leurs forces dans les sacrements ; les vertus surnaturelles de charité, de foi et d’espérance les rendent héroïques. Avant l’assaut, les frères avaient organisé une exposition publique du saint sacrement pour encourager les fidèles. C’est dans le prolongement de ce temps de prière que débute le massacre.
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À l’approche des Turcs, le supérieur, le père Manuel Ruiz, consomme toutes les hosties consacrées pour les soustraire au blasphème, montrant ainsi que le plus important est que le Corps du Christ, véritablement présent dans ces hosties, ne soit pas profané.
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Aucun esprit de haine ou de vengeance n’anime les franciscains et les laïcs maronites pris au piège. Ils ont pourtant été trahis par les autorités turques et par des musulmans qu’ils connaissaient. Ils ne recherchent pas un seul instant à se défendre ou à se faire justice. Le plus important pour eux est de ne pas mourir parjure et de donner leur vie par amour.
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De nos jours, les chrétiens persécutés prient constamment pour la paix ainsi que pour obtenir la force et la fidélité des martyrs. Très récemment, le 22 juin 2025, une église de Damas a de nouveau été le théâtre du terrorisme antichrétien. Sœur Jihane, directrice d’une école chrétienne de la ville, inspirée par les saints du martyre de Damas, invoque avec confiance les mots de Jésus : « Seigneur, pardonne-leur », exhortant les chrétiens à ne pas tomber dans le piège de la vengeance, pour que leur sacrifice ne soit pas vain.
En savoir plus
Le martyre des saints de Damas est un événement tragique et poignant qui s’inscrit dans un contexte de tensions intercommunautaires croissantes au Proche-Orient. Rien que dans cette ville, en quatre jours, au moins six mille personnes sont assiégées, égorgées puis dévorées par les flammes. Le nombre de morts varie beaucoup selon les sources : les autorités ottomanes avaient intérêt à minorer les chiffres, tandis que missionnaires et journalistes ont pu surestimer les pertes sous l’effet du choc. Le chiffre de huit mille morts à Damas est clairement évoqué par une source de l’époque (lettre de B. Poujoulat).
Rien qu’au couvent franciscain, ce sont plus de cent vingt cadavres qui sont retrouvés sous les décombres, dont les restes sont dévorés par les chiens errants. Il ne reste pas « pierre sur pierre » des trois couvents et des onze églises du quartier Harat-al-Nassara (quartier des Nazaréens ou, autrement dit, des chrétiens), ni des quatre mille maisons, réduites en cendres. Harat-al-Nassara est le quartier le plus riche de Damas : en plus d’être motivés par la haine religieuse, une centaine de Druzes et autant de bédouins du désert sont attirés par ces richesses, tellement convoitées, qui sont dérobées. Inutile de préciser combien la perte économique est colossale, mais, en comparaison du choc que cela provoque dans l’histoire de ce pays, cela est bien secondaire.
Politiquement, on tente de faire porter la responsabilité des massacres aux Druzes seuls, mais, en réalité, les autorités locales ottomanes en sont complices et les soutiennent passivement. « Ce fait historique a déclenché l’expédition française au Liban, a marqué le début de l’exode des chrétiens d’Orient vers l’Europe, mais a aussi recomposé les équilibres religieux d’un Orient compliqué, troublé par les entrelacs confessionnels en politique » (Vatican News). L’actualité nous le rappelle trop souvent. « De Gaza au Liban, de la Syrie à l’Irak, de l’Égypte au Soudan, il y a tant de nos frères et sœurs dans la foi qui souffrent chaque jour », comme le déplore le cardinal Pizzabella dans son homélie de canonisation des martyrs de Damas. Mais il ajoute, plein d’espérance, qu’« à côté de ces tragédies, nous devons aussi nous souvenir de la merveilleuse fidélité au Christ qu’ils savent donner. Nous devons reconnaître la force et la beauté du témoignage de nombreux jeunes chrétiens qui, par exemple, sur les murs des églises détruites par les bombes, il n’y a pas si longtemps, ont voulu écrire : "Mais nous vous pardonnons." Telle est la manière chrétienne d’être au Proche-Orient. »
Chacun des religieux abattus froidement pour le nom de Jésus mérite un hommage pour le don de sa vie, tant les faits sont atroces. Les témoins oculaires qui ont réussi à s’échapper racontent que les assaillants ont commencé par les prêtres, orchestrant la tuerie par le son des cloches de l’église : à chaque coup, une tête roule par terre, un corps s’effondre. Aucun d’eux ne montre une quelconque hésitation lorsqu’on lui hurle d’abjurer, le sabre sous la gorge.
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Saint Manuel Ruiz Lopez (espagnol, cinquante-sept ans), supérieur du couvent de la Custodie de Terre Sainte, à Damas. Il cherche à protéger le saint sacrement et encourage ses frères à la fidélité. Sommé de renier sa foi, il refuse catégoriquement et pose lui-même sa tête sur l’autel en disant : « tranchez », puis d’une voix à peine audible, « Jésus ».
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Saint Carmelo Ferrandis (espagnol, trente-trois ans), vicaire du couvent.
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Saint Juan Jacobo Fernandez (52 ans), de Cajarc (en France), mais d’origine espagnole, prédicateur et ancien gardien.
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Saint Nicola Maria Rubert (espagnol, quarante-sept ans), de Gérone, économe du couvent.
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Saint Hilario Alcocer (espagnol, quarante ans), de Puzol, sacristain.
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Saint Francisco Pinazo (espagnol, cinquante et un ans), de Canals, procureur du couvent.
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Saint José Maria de Horche (espagnol, trente-trois ans), de Horche, infirmier.
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Saint Engelbert Kolland (autrichien, trente-deux ans), de Ramsau (Tyrol), le plus jeune des prêtres du couvent. Récemment arrivé à Damas, il ne connaît pas encore bien l’arabe. Aussi trace-t-il sur lui le signe de la croix de peur que les Turcs ne se méprennent et croient qu’il viendrait d’abjurer.
On rapporte sur ces martyrs que certains répondent avec confiance aux assaillants : « Je ne puis pas parce que je suis chrétien et prêtre » ou bien « plutôt souffrir mille morts ». Ils sont décapités, roués de coups, mutilés, assommés, brûlés vifs, transpercés de lances et de cimeterres, ou encore achevés par une balle dans la tête… sans qu’aucune parole contre Dieu ne leur soit soutirée.
Sont également canonisés trois hommes d’une même fratrie, laïcs maronites.
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Saint François Massabki (environ soixante-dix ans), époux, père de famille et riche négociant ; il est le plus connu des trois. Face aux hommes qui lui offrent la vie sauve, ainsi qu’à sa famille, et même le remboursement d’un prêt fait au cheikh en échange de l’apostasie, il refuse avec des paroles mémorables : « Que le cheik Abdallah garde mon argent si cela lui plaît ; quant à moi, je ne serai pas parjure à mon Dieu ; il m’a enseigné à ne pas craindre ceux qui font du mal au corps, mais seulement ceux qui veulent perdre l’âme : je suis chrétien ! »
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Saint Abdel Moati Massabki (environ soixante-cinq ans), époux et père de famille, enseignant dans une école chrétienne. Il est capturé et assassiné à l’entrée de l’église après avoir professé : « Je suis chrétien ; tuez-moi, je suis prêt. »
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Saint Raphaël Massabki (environ soixante ans), célibataire, commerçant humble et particulièrement dévoué à la Vierge Marie. Il est décapité et piétiné.
Ces onze martyrs ont été canonisés à Rome par le pape François le 20 octobre 2024. Ils avaient été béatifiés par le pape Pie XI. Le cardinal Pierbattista Pizzaballa, patriarche latin de Jérusalem, insiste sur le fait que leur martyre est un exemple de pardon offert, malgré l’immense violence qui leur est faite, et que « les frères mineurs et les frères Massabki ont donné leur sang pour Jésus, non par héroïsme, mais par amour ».
Élisabeth de Sansal, diplômée de bioéthique à l’université pontificale Regina Apostolorum, à Rome.
Au delà
Aujourd’hui plus que jamais, la canonisation des martyrs de Damas est « un signe pour les chrétiens d’Orient, qui subissent de nouveau les persécutions, l’émigration et l’expatriation. Nous sommes appelés à être des témoins » (Mgr Mounir Khairallah, évêque maronite de Batroun).
Aller plus loin
Baptistin Poujoulat, La Vérité sur la Syrie et l’expédition française , 1861. Notons que certains noms ne sont pas retenus dans l’enquête canonique par manque de précisions : les noms des martyrs ne concordent pas avec les noms réels connus après l’enquête canonique ; cependant, les témoignages sont véridiques.
En complément
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Lettre ouverte du père franciscain José Maria Ballester aux journaux espagnols, publiée le 20 décembre 1860, en particulier la lettre XXXVI, qui reprend le témoignage de Baptistin Poujoulat avec des précisions intéressantes sur le contexte.
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François Lenormant, Histoire des massacres de Syrie, 1860. Consultable en ligne .
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L’article de Vatican News : « Les 11 martyrs de Damas canonisés ».
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Sur l’histoire des chrétiens en Syrie : Bernard Heyberger, historien, directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et à l’EPHE (École pratique des hautes études), le chapitre « Les chrétiens de Syrie » , tiré du livre Minorités en Islam, islam en minorité, Diacritiques Éditions, 2021.