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Les martyrs
Algérie
Nº 645
1996

La vie offerte des moines de Tibhirine (+1996)

Au cœur de la guerre civile algérienne des années 1990, malgré la montée des violences et des menaces pour leur vie en tant que chrétiens et étrangers, les moines trappistes du monastère Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, choisissent de rester dans leur monastère et de vivre l’Évangile jusqu’au bout, convaincus que leur place est là. Ils ont choisi de demeurer par fidélité à leur foi et à ce peuple algérien qu’ils aiment. En mars 1996, sept d’entre eux sont enlevés par un groupe armé, puis leur mort est annoncée deux mois plus tard, le 21 mai. Leur vie simple, donnée jusqu’au bout, illustre un engagement profond pour la paix et l’amour de Dieu au cœur du monde. Le témoignage des moines de Tibhirine touche, il bouleverse, parce qu’il parle d’un amour qui dépasse la peur et d’une fidélité qui transcende la logique humaine. Ils ont été béatifiés le 8 décembre 2018 avec douze autres martyrs d’Algérie.


Les raisons d'y croire

  • On dispose, pour comprendre le cheminement qui a mené les moines de Tibhirine à rester en Algérie, de toutes les archives nécessaires : à la fois les écrits des moines concernés, mais aussi les témoignages de leurs proches, et en particulier des deux moines qui ont échappé à l’enlèvement. Il n’y a donc pas d’interprétations alternatives envisageables quant au choix qu’ils ont fait.

  • On ne peut d’abord pas les soupçonner de naïveté ou d’inconscience. Les moines de Tibhirine ont choisi de rester en Algérie au péril de leur vie et ils en étaient parfaitement conscients. Plusieurs d’entre eux ont fait leur service militaire pendant la guerre d’Algérie ; ce ne sont donc pas des hommes coupés des réalités de la guerre et de la violence.

  • En plus du climat diffus de terreur qui régnait alors, plusieurs événements précis ont alerté les trappistes ; d’abord l’assassinat, le 14 décembre 1993, de douze ouvriers croates, égorgés à quelques kilomètres du monastère (les auteurs ont séparé musulmans et chrétiens, pour ne tuer que ces derniers), mais surtout cemoment décisif qu’est la nuit du 24 décembre 1993, lorsqu’un groupe armé menaçant fait irruption dans le monastère. Après cet événement, les moines savent que leur vie est en danger. Ce n’est plus une hypothèse. Et c’est à partir de là qu’un discernement communautaire intense commence : rester ou partir ?

  • On ne peut pas non plus voir en leur choix une marque d’obstination ou une recherche artificielle du martyre, car leur décision a été le fruit d’une maturation personnelle de chacun et d’un dialogue communautaire par étapes dont on a tous les détails. Au début, beaucoup voulaient partir, et ils ont toujours été libres de le faire (deux moines, d’ailleurs, sont partis). Personne ne voulait rester pour mourir, mais rester pour servir et pour aimer : ils ont choisi de rester non par orgueil, mais par amour et par fidélité à ce peuple qu’ils aiment, et grâce à la présence de Dieu au milieu de la tourmente.

  • Malgré la montée de la violence et les menaces de mort, leur engagement à demeurer pour se mettre au service de la paix montre un amour inconditionnel qui va au-delà de la peur. Leur foi en Dieu les a poussés à préférer le service des autres plutôt que leur propre sécurité, à ne pas abandonner le troupeau cerné par les loups. Ce choix radical incarne la figure christique du Bon Pasteur et l’idéal chrétien du dévouement total à Dieu et au prochain. Un tel amour, désintéressé, offert sans condition, donne à croire qu’il y a en l’homme quelque chose de plus grand que lui-même.

  • Une paix intérieure inexplicable les anime. Leurs lettres, leurs journaux, et surtout le testament spirituel de Christian de Chergé révèlent une paix intérieure profonde, même dans l’angoisse. Ils ne cherchent pas le martyre, mais, s’ils doivent mourir, ils veulent le vivre dans la confiance et le pardon. Cette paix, dans un contexte de violence et de peur, est proprement surnaturelle : elle peut être vue comme un signe de la présence de Dieu, de la grâce agissant en l’homme.

  • Enfin, le pardon donné par anticipation à d’éventuels futurs bourreaux est d’une puissance qui interpelle. Dans son testament, Christian de Chergé s’adresse à celui qui le tuerait, « l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce [qu’il] faisait », et lui pardonne. Ce genre de témoignage, comme celui de Jésus sur la Croix, dépasse la simple morale humaine et révèle une présence mystérieuse et transformante.


En savoir plus

Le monastère Notre-Dame de l’Atlas est un lieu de prière et de communauté monastique qui a été fondé en 1938 par des moines cisterciens de la stricte observance, des trappistes. Ils y vivaient une vie de prière, de travail agricole et de solidarité avec les habitants des villages environnants. Le dialogue avec les musulmans a été au cœur de leur vocation, et les moines ont souvent travaillé aux côtés des habitants pour améliorer leur quotidien, notamment par le biais du dispensaire de frère Luc, médecin.

Le but était d’établir un foyer de prière qui soit aussi un témoignage vivant duchristianisme au milieu de l’islam, favorisant ainsi la compréhension mutuelle. À partir de l’indépendance de l’Algérie, la situation des moines est devenue plus compliquée, mais c’est au cœur de la guerre civile des années 1990 que ces derniers ont dû faire face au choix de partir ou de rester.

Le récit de la veille de Noël 1993 permet de comprendre l’état d’esprit de la communauté face à la violence qui les environne et les menace : ce soir-là, un groupe du GIA (Groupe Islamique Armé) arrive au monastère de Tibhirine. Ils sont armés, menaçants. Ils cherchent des médicaments, de l’argent et veulent emmener le frère médecin pour soigner leurs blessés. Le frère Christian de Chergé, prieur du monastère, sort à leur rencontre. Il parle calmement, sans violence. Il explique que frère Luc est trop vieux, trop malade pour partir, mais que s’ils veulent, ils peuvent venir au monastère pour être soignés. Il refuse poliment mais fermement de céder à l’intimidation. Le dialogue monte en tension. À un moment, le chef du groupe s’énerve : « Vous devez appliquer la loi islamique ! C’est notre pays, vous êtes des infidèles ! » Et Christian répond simplement : « Nous sommes ici parce que nous vous aimons. » Silence. Cette phrase désarme l’homme. Finalement, ils repartent sans emmener personne.

Après cet incident, les moines prennent plusieurs jours pour réfléchir, prier, dialoguer. Le monastère reçoit des appels du Vatican, des ambassades. On leur offre la possibilité de partir. Deux moines, d’ailleurs, décident de quitter l’Algérie. Mais les autres restent : cet événement a renforcé leur détermination à rester fidèles à leur vocation. Bien qu’ils soient conscients des risques encourus, ils choisissent de continuer à vivre parmi les Algériens, témoignant d’une foi solide et d’une profonde conviction que leur place est auprès de leurs voisins, dans une mission de paix et de réconciliation, malgré la violence environnante.

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, à 1 h 15 du matin, un groupe d’une vingtaine d’individus se présente aux portes du monastère. Ils pénètrent de force à l’intérieur et vont vers le cloître, où ils enlèvent sept moines. Deux membres de la communauté, qui dorment dans une autre partie du monastère, échappent aux ravisseurs. On peut y voir la main de la Providence,car c’est en grande partie grâce à eux que nous avons pu recevoir l’héritage spirituel de la communauté, dont ils ont été la mémoire vivante, consacrant le reste de leur vie à en témoigner.

Le 21 mai, le communiqué no 44 attribué au GIA annonce : « Nous avons tranché la gorge des sept moines, conformément à nos promesses. » L’annonce du massacre suscite une très forte émotion en France.

La figure la plus connue de la communauté est sans doute Christian de Chergé, dont le testament spirituel, écrit avant sa mort de manière prophétique et découvert après, est un texte bouleversant de pardon et d’amour. Il y disait notamment : « S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays. »

Sophie Stevenson, normalienne diplômée en histoire.


Au delà

Il existe un parallèle spirituel profond entre les moines de Tibhirine et Charles de Foucauld . Ce dernier a choisi de vivre seul parmi les Touaregs du Sahara, sans chercher à convertir, mais en témoignant du Christ par sa simple présence d’amour. Les moines de Tibhirine ont aussi fait le choix de rester discrètement au milieu de leurs voisins musulmans, vivant l’Évangile dans l’amitié et le service, sans prosélytisme. Leur vie devient une « présence de Dieu » silencieuse et offerte.

Ce parallèle se remarque aussi dans sa tendresse pour ses amis musulmans : il a appris leur langue, il a respecté leur foi, il a voulu être « le frère universel ». Les moines de Tibhirine ont vécu eux aussi une fraternité profonde avec leurs voisins algériens : dialogue, prière intérieure, respect de la foi de l’autre.

Charles de Foucauld est mort en 1916, assassiné à Tamanrasset, restant fidèle à « son » peuple touareg au prix de sa vie. Les moines de Tibhirine ont fait le même choix : rester en Algérie malgré le danger, préférant risquer leur vie plutôt que d’abandonner ceux qu’ils aimaient. Ils témoignent d’une fidélité radicale à la terre et au peuple confiés à leur amour. Charles de Foucauld est mort non comme un héros, mais comme un frère vulnérable, victime d’une violence aveugle, en pleine fidélité à sa vocation. Les moines de Tibhirine sont morts dans la même offrande libre de leur vie, acceptant par amour de s’exposer à la violence pour rester solidaires des faibles. Leur mort, comme celle du Christ sur la Croix, n’est pas une défaite : elle est un acte suprême d’amour et de foi.

Les circonstances exactes de la mort des moines restent encore aujourd’hui controversées. Plusieurs scénarios ont été envisagéset la lumière est loin d’avoir été faite. La version officielle d’Alger pointe la responsabilité directe des islamistes du GIA, mais une autre hypothèse se tourne vers une implication des services secrets algériens manipulant le groupe islamiste. Certains parlent également d’une éventuelle bavure de l’armée algérienne. On comprend que les proches réclament une enquête pour que la vérité soit connue et que justice soit faite. Toutefois, d’un point de vue spirituel, cela ne change rien au don qu’ont fait les moines de leur vie. Car, ce don, ils l’ont fait inconditionnellement, quel que soit cet « ami de la dernière minute » qui soit en cause. Comme le Christ, leur vie ne leur a pas été arrachée : ils l’ont librement donnée.


Aller plus loin

Christian de Chergé, L’Invincible espérance, Éditions Bayard, 1997. Il s’agit du livre le plus complet sur la pensée et la spiritualité du prieur de Tibhirine. Textes choisis par Claude Rault (évêque du Sahara), extraits de conférences, lettres, notes de retraites, etc.


En complément

  • Tibhirine, Les Lettres, Éditions Albin Michel. Regroupe les lettres personnelles des moines, souvent émouvantes et simples, écrites à leurs familles, amis, supérieurs. De 1993 jusqu’à leur enlèvement, en 1996. Idéal pour sentir l’évolution de leur discernement et leur foi dans le quotidien.

  • Frère Jean-Pierre Schumacher, Le Jardinier de Tibhirine, Éditions Nouvelle Cité. Témoignage vivant et humble du dernier moine rescapé. Il raconte le quotidien, les tensions, les choix, la fidélité.

  • Jean-Pierre Schumacher et Nicolas Ballet, L’Esprit de Tibhirine, Le Seuil, 2012. Témoignage vivant et humble du dernier moine rescapé. Il raconte le quotidien, les tensions, les choix, la fidélité.

  • Christophe Henning, Petite vie des moines de Tibhirine. Un récit clair et profond de toute leur aventure humaine et spirituelle.

  • Collectif, Sept vies pour Dieu et pour l’Algérie, Cerf, 1996. Portraits très accessibles des sept moines martyrs.

  • Des hommes et des dieux, réalisé par Xavier Beauvois, 2010. Ce film, inspiré de l’histoire des moines de Tibhirine, raconte leur vie quotidienne, leurs choix spirituels et leur martyre. Il met en lumière leur profond respect pour leurs voisins musulmans et leur foi inébranlable. Le film a été récompensé à Cannes et il est disponible en DVD.

  • Le documentaire Les Moines de Tibhirine, une histoire de paix, qui retrace l’histoire des moines, leur vie dans le monastère de Tibhirine, leur martyre et la signification de leur témoignage dans le monde d’aujourd’hui.

  • Le site Internet dédié aux moines de Tibhirine.

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