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Les moines
En Phrygie (Empire byzantin)
Nº 813
De 879 à 979

La vie de Luc le Nouveau Stylite : 44 ans sur une colonne

Né en Phrygie en 879, Luc grandit dans une famille aisée avant de servir comme soldat byzantin. Très tôt attiré par la prière et l’ascèse, il mène au sein de l’armée une vie presque monastique, puis se consacre entièrement à Dieu. Moine, puis ermite, il choisit enfin l’existence radicale des stylites : vivre des décennies au sommet d’une colonne, dans la prière et l’intercession. Installé près de Chalcédoine, face à Constantinople, il y demeure plus de quarante ans, recevant les foules, enseignant, priant, et accomplissant de nombreux miracles. Il s’éteint le 11 décembre 979, après une vie d’une fidélité extraordinaire.


Les raisons d'y croire

  • La vie de ce saint byzantin du Xe siècle est connue grâce à une biographie rédigée en grec peu après sa mort,Vie et conduite de notre saint père Luc le Nouveau. L’auteur est vraisemblablement un moine du monastère de Saint-Auxence, sur le mont Galesion, où Luc passa une grande partie de sa vie.

  • Il est remarquable que l’itinéraire spirituel de Luc ne suive aucune logique sociale. Né dans une famille noble et promis à une ascension honorable, il choisit pourtant la voie étroite de l’Évangile, préférant la prière, le partage et l’ascèse à tout avantage humain. Dans l’armée, puis dans la vie monastique, il s’oriente résolument vers Dieu sans que rien, dans son milieu d’origine, ne puisse expliquer naturellement un choix aussi radical.

  • La persévérance de Luc dépasse manifestement les forces ordinaires : nuits de veille passées dans un arbre, années d’ermitage dans une grotte glaciale, puis plus de quarante ans sur une colonne battue par les vents. Une telle endurance ne saurait résulter d’une simple volonté humaine, mais semble lui être donnée d’en haut, à l’image des grandes figures ascétiques de l’Église.

  • Sa lutte spirituelle est décrite avec une étonnante clarté. Les tentations intérieures, les épreuves physiques, et même les assauts invisibles qu’il subit ne sont rapportés ni avec exaltation ni avec dramatisation. Luc traverse ces combats avec une conscience paisible de ce qui se joue, comme quelqu’un qui sait que la prière soutient l’âme au cœur des épreuves. Cela donne à ces récits un ton de vérité simple, très fidèle à ce que la tradition chrétienne appelle le combat intérieur.

  • Les consolations intérieures qui jalonnent son chemin donnent à sa vocation une direction précise : dans les pires rigueurs de l’hiver, il entend une voix l’invitant à ne pas avoir peur. Plus tard, cette même voix l’oriente vers Chalcédoine. Ces paroles reçues dans la prière semblent éclairer son chemin comme une présence discrète, fidèle, et pourtant décisive.

  • L’obéissance ecclésiale de Luc apparaît dans sa manière simple de demander la bénédiction de l’évêque Michel avant de s’installer sur sa colonne définitive. Une ascèse aussi radicale n’avait de sens, pour lui, que vécue dans la communion avec l’Église. Cette attitude rejoint la tradition des moines qui cherchaient à suivre le Christ non selon leur seule intuition et dans l’isolement, mais au sein d’une obéissance reçue et assumée.

  • Le rayonnement spirituel de Luc, reconnu par tous, révèle l’autorité paisible qui se dégage de lui. Fidèles et puissants montent jusqu’à lui pour recevoir une parole, une bénédiction, une prière. On vient vers lui non pour une fonction qu’il n’a pas, mais parce que l’on pressent en lui une vie habitée par Dieu, transpirant le surnaturel.

  • Les miracles qui marquent la vie de Luc se distinguent par leur simplicité : guérisons, délivrances, pêche abondante annoncée à l’avance. Il agit sans jamais chercher à impressionner, en utilisant des signes très ordinaires – un peu d’eau bénite, un morceau de vêtement, un pain. Ce sont des gestes modestes, proches de ceux des premiers saints stylites, et pourtant ils portent des fruits inattendus. Cette manière de faire, humble et dépourvue d’emphase, donne à ces récits une crédibilité particulière.

  • Les fruits spirituels de la prédication de Luc apparaissent dans les transformations qu’elle suscite : des visiteurs retrouvent la paix, d’autres changent de vie ou renouent avec la prière. Sa parole touche parce qu’elle naît d’une vie unifiée, façonnée par l’Évangile et la prière continuelle. Rien n’est forcé : ceux qui l’écoutent perçoivent simplement qu’il parle à partir de ce qu’il vit. C’est cela qui conduit ses auditeurs à la conversion.

  • L’humilité de Luc frappe par sa constance. Chaque fois que la renommée s’attache à lui, il se retire ; chaque fois qu’on veut le retenir, il s’efface. Il ne cherche ni louange ni influence. Cette liberté intérieure, maintenue sur des décennies, révèle un homme qui ne cherche pas sa propre gloire mais avance discrètement vers Dieu, sans détour et sans complaisance pour lui-même.


En savoir plus

Luc naît en 879 à Atyokhorion, en Phrygie, dans une famille riche et engagée dans l’administration militaire. Très jeune, il s’engage dans l’armée byzantine, où il participe aux campagnes contre le tsar bulgare Syméon Ier. La guerre marque profondément son âme. Il y rencontre deux soldats vivant une forme d’ascèse ; leur influence l’oriente vers la prière, le jeûne et le renoncement, déjà pratiqués au cœur des bivouacs.

Ordonné prêtre à vingt-quatre ans, il devient aumônier militaire et se distingue par une charité discrète mais radicale : il donne sa solde aux pauvres, secourt sa province en temps de famine, réconforte ses compagnons d’armes. Sa vie déjà austère attire l’estime de ses supérieurs.

Un jour, il quitte tout pour rejoindre la Bithynie et entre au monastère Saint-Zacharie, sur le mont Olympe. Souhaitant imiter le silence de saint Zacharie, père de saint Jean Baptiste, il place une pierre dans sa bouche pour se contraindre au mutisme. Cellérier du monastère, il sert ses frères avec humilité, mais se retire de nuit pour prier en secret dans le creux d’un arbre. Redoutant d’être admiré, il quitte le monastère sans bruit pour vivre en ermite.

Il travaille un temps comme porcher dans un village rural, vit pauvrement et donne tout ce qu’il gagne. Puis il retourne près de son village natal et creuse une grotte pour y mener une vie solitaire. Les tentations y sont vives. Un temps, il est ravagé par des poux dévorants, épreuve dont il sort humble et pacifié.

En 932, il érige sa première colonne, haute de douze coudées, et adopte le stylitisme, forme d’ascétisme consistant à vivre en permanence au sommet d’une colonne. L’hiver qui suit est terrible : les neiges restent gelées 120 jours, mais une voix intérieure l’encourage à persévérer. Trois ans plus tard, il reçoit l’ordre mystérieux de quitter sa colonne pour une autre, près de Chalcédoine. Il obéit, sollicite la bénédiction de l’évêque Michel et monte sur le nouveau pilier le 11 décembre 935, jour de saint Daniel le Stylite, son modèle.

Il reste sur cette colonne jusqu’à sa mort, pendant plus de quarante-quatre ans. Les foules viennent à lui ; on gravit une échelle pour entendre ses conseils. Il prie sans relâche, récite les psaumes, endure les attaques d’insectes venimeux, repousse les tentations et accompagne tous ceux qui cherchent Dieu. Sa Vita (c’est-à-dire le récit de sa vie) rapporte de nombreux miracles : guérisons, délivrances, pêche providentielle, paroles lumineuses. Les puissants eux-mêmes viennent solliciter sa prière, notamment le patriarche Théophylacte, qui recouvre la santé après avoir mangé un pain bénit par le stylite.

Luc meurt le 11 décembre 979, presque centenaire. Pour les Byzantins de son temps, il est considéré comme l’une des grandes figures ascétiques du Xe siècle, héritier vivant des premiers stylites de Syrie et de Constantinople. Sa vie unifie austérité, compassion, fidélité ecclésiale et présence spirituelle. Par son existence perchée entre terre et ciel, il demeure un témoin singulier de la prière qui porte le monde.

Antoine de Montalivet a étudié la philosophie et la théologie au séminaire diocésain de Fréjus-Toulon.


Au delà

La force des stylites ne venait pas d’un goût de l’exploit, mais d’une conviction simple : Dieu suffit. Perchés entre ciel et terre, ils voulaient offrir à Dieu un cœur entièrement tourné vers lui, sans distraction possible. Leur prière ininterrompue – surtout la récitation des psaumes – devenait une respiration, une manière de se tenir devant le Seigneur comme Élie sur l’Horeb, dans le silence qui purifie. Ils savaient aussi que leur ascèse n’était pas pour eux seuls : les foules qui se pressaient au pied de leurs colonnes les portaient dans la prière. Cette mission d’intercession donnait du sens à chaque jour.


Aller plus loin

Vie de saint Luc le Stylite, Éditions A. Vogt, Analecta Bollandiana 28, 1909. Source principale qui permet de saisir la construction hagiographique et les détails transmis par les proches du saint.


En complément

  • Hippolyte Delehaye, Les Saints stylites, Paris, 1923. Ouvrage fondamental pour comprendre l’ascèse de la colonne et replacer Luc dans la tradition des stylites.

  • Menologion of Basil II (Vaticanus graecus 1613), notice du 11 décembre. Source liturgique illustrée qui montre la réception officielle de Luc dans la mémoire impériale byzantine.

  • Derek Krueger, Byzantine Religious Culture: Studies in Text and Practice, Cambridge, 2019. Analyse claire du fonctionnement de la sainteté et des pratiques dévotionnelles qui éclairent l’environnement spirituel de Luc.

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