Margery Kempe, mystique laïque dont la vie porte les signes de Dieu
Mariée et mère de famille, Margery Kempe est la première laïque mystique connue d’Angleterre au Moyen Âge. Visions de Jésus, de la Vierge, de saintes et de saints, extases, combats contre le démon et participations à la Passion jalonnèrent sa vie quotidienne. La spiritualité de Margery marque un tournant dans l’histoire spirituelle anglaise car, pour la première fois, nous disposons d’une source documentée montrant l’Esprit Saint à l’œuvre et la vie mystique chez une femme laïque. Tout ceci lui valut bien des difficultés, mais Margery dépasse les codes et les convenances de son temps pour témoigner, malgré les risques et les incompréhensions, de la vérité de la foi chrétienne.
Les raisons d'y croire
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La vie de Margery Kempe est parsemée de faits extraordinaires. La variété des grâces qu’elle reçoit impressionne : visions de Jésus, de Marie, d’anges et de saints, extases, parfums miraculeux, don des larmes...
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Tout cela lui vaut déboires et incompréhensions de son vivant. En effet, Margery ne tire de ses expériences mystiques aucun avantage personnel : au contraire, elle est moquée, parfois rejetée, son mariage en est rendu difficile, sa réputation sociale décline... Son adhésion au Christ a un « coût élevé » pour sa vie humaine. Cela renforce la crédibilité de sa vie mystique.
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Les phénomènes qu’elle décrit correspondent à ce que l’on trouve chez sainte Catherine de Sienne, sainte Brigitte de Suède et d’autres mystiques médiévaux ou modernes. Le parallélisme structurel avec d’autres expériences authentifiées est un indice d’une même source spirituelle.
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Ce qui frappe n’est pas seulement la richesse de ses dons surnaturels, mais leur constance sur plusieurs décennies, ce qui rend l’hypothèse d’une illusion passagère peu plausible. Cette stabilité dans le temps est un critère de discernement favorable.
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Elle est l’autrice d’un texte magnifique comprenant 6047 vers répartis sur 124 pages, toujours lu, commenté et analysé dans le monde entier : The Book of Margery Kempe, aujourd’hui conservé à la British Library, à Londres. Margery y confesse ses expériences visionnaires hors du commun. C’est le premier texte autobiographique anglais, qui plus est d’une femme : ce témoignage constitue donc un document historique exceptionnel, qu’il serait difficile d’attribuer à une pure invention.
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Elle-même illettrée, elle doit dicter le contenu du livre et le faire mettre par écrit. Son éducation religieuse se résume au strict minimum : de brèves leçons de catéchisme reçues très jeune, qui lui permirent de savoir par cœur le Notre Père et l’Ave Maria, et de pouvoir énumérer les dix commandements. Pourtant, son livre ne contient aucune erreur théologique, même sur des points particulièrement difficiles. Il développe une christologie parfaitement conforme à l’Église : nature humaine et divine du Christ, valeur rédemptrice de la Passion, importance des sacrements, amour sponsal du Christ pour l’âme… Sans toujours comprendre la portée de ses propos, cette femme sans instruction tient des propos d’une cohérence doctrinale parfaite, ce qui laisse penser qu’elle reçoit plus qu’elle n’invente.
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Le livre comprend beaucoup de détails vérifiables : des descriptions exactes de lieux, des personnes identifiables historiquement, des pratiques liturgiques attestées, des événements vérifiés par ailleurs... notamment dans le cadre de ses voyages (Jérusalem, Rome, Compostelle, Prusse, Allemagne). Cela renforce la fiabilité de l’ensemble du livre, y compris dans sa dimension spirituelle.
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Ce témoignage écrit est rapidement apprécié parmi les gens cultivés à travers l’Angleterre. Le livre est achevé en juillet 1436, et des extraits sont imprimés dès 1501 en collaboration avec le célèbre imprimeur britannique William Caxton († 1491), qui édita aussi d’autres œuvres de premiers plans, comme celles de Geoffroy Chaucer et de Sir Thomas Malory.
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Vers 1413, Kempe rencontre la bienheureuse Julienne de Norwich († 1416) , considérée comme la première femme de lettres anglaise, elle-même visionnaire. Celle-ci approuve les révélations de Margery et l’encourage dans sa vie de foi. Plusieurs autres personnalités éminentes de son temps se prononcent en sa faveur : citons Mgr Philip Repyngdon, évêque de Lincoln, et deux archevêques de Cantorbéry : Henry Chichele et Thomas Arundel.
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L’épanouissement moral et spirituel de Margery, au fur et à mesure que grandit son union à Dieu, est vérifiable. Elle abandonne ses aspirations mondaines et renonce à sa vie de confort. Elle fait des pèlerinages, choisit la pauvreté, la chasteté dans le mariage... Elle mène une vie sacramentelle intense, se confessant deux à trois fois par semaine. Cette cohérence manifeste est un signe de la présence de Dieu ; la vérité se reconnaît à ses fruits.
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Elle porte en effet les valeurs évangéliques à leur plus haut degré, à commencer par la charité : aide morale et matérielle apportée aux siens et aux inconnus qu’elle croise, don permanent de sa personne et de ses souffrances…
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En plus de ses visions et de multiples extases, de nombreux miracles sont consignés par son entourage : prophéties réalisées (temps leur restant à vivre et date de mort d’untel ou untel, prémonition d’une épidémie de peste, d’un tremblement de terre), extinction inexplicable d’un incendie, retour à la raison d’un dément, révélations que Jésus lui fait sur la destinée post mortem de certaines personnes et sur la nature de leurs péchés, etc.
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En particulier, un miracle obtenu après 1420 par la prière de Margery est bien documenté : il s’agit de la guérison d’un prêtre pour lequel Margery prie dans l’église Saint-Stéphane de Norwich, lieu qu’elle a sans doute visité lors de sa rencontre avec la bienheureuse Julienne. Après cette guérison, l’église devint un lieu de pèlerinage.
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Margery rapporte des auditions d’une musique céleste, d’une beauté inexprimable, qu’elle identifie à des concerts angéliques. Ce type d’expérience, bien connu des religieuses catholiques depuis le Moyen Âge, n’était pas connu chez les laïques. Il ne peut s’agir d’hallucinations auditives car ces chants et musiques sont toujours accompagnés d’autres phénomènes (extases et visions) et de messages au contenu d’une grande richesse spirituelle.
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Elle est interrogée par des théologiens, soupçonnée, emprisonnée, jugée plusieurs fois et finalement reconnue orthodoxe. Le fait qu’elle ait traversé ces épreuves sans être condamnée témoigne que son expérience n’était pas délirante, hérétique ou manipulatrice, mais bien en accord avec la foi catholique. Elle supporte les suspicions et les critiques avec une patience héroïque, et personne ne l’a jamais entendu dire un mot inconvenant sur quiconque.
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L’hypothèse d’un déséquilibre psychique ne tient aucunement la route. Margery assure la gestion de deux commerces artisanaux : un moulin à grains et une brasserie, ce qui représente une charge régulière et imposante de travail qui n’aurait pas pu être assurée sur le long terme par une personne sujette à des délires.
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L’humilité de Margery est reconnue. Son ouvrage, écrit à la troisième personne (« cette créature »), n’utilise jamais le mot « je ». Ce choix n’est pas une simple figure stylistique, mais traduit une réalité spirituelle forte : Margery sait pertinemment qu’elle n’est qu’un instrument entre les mains de Dieu.
En savoir plus
Née à Bishop’s Lynn (King’s Lynn, Norfolk) vers 1373, Margery Burnham (ou Brunham) est la fille de John Brunham , négociant et responsable municipal de sa ville. Ses parents appartiennent à l’élite locale, très peu au fait de la vie mystique. Elle doit attendre l’âge adulte pour qu’un prêtre accepte de l’accompagner et de lui lire parfois des passages de la Bible et de brefs extraits hagiographiques, puisqu’elle ne sait pas lire.
À l’âge de vingt ans, Kempe épouse un employé de la ville de Lynn, John Kempe. Le ménage va avoir quatorze enfants, dont plusieurs meurent en bas âge. La foi de Margery ne vacille pas. Elle ne vacille pas davantage lorsque son époux et les autres membres de sa famille mettent en cause l’authenticité de ses visions et de ses extases. Elles sont considérées comme la marque d’un esprit dérangé ou d’une possession diabolique. Malgré ce climat d’adversité, Margery ne critique ni ne réclame jamais rien pour elle.
Vivant dans le monde, Margery a beaucoup de peine à dissimuler – par humilité – ses expériences mystiques. Le Christ, Marie et plusieurs saints lui apparaissent et lui délivrent des messages. Elle est parfois incapable de les comprendre et, de manière évidente, ils dépassent ses capacités naturelles et son très faible niveau culturel.
Comme preuve de sa proximité avec Dieu, la guerre que lui mène le démon est effroyable. Elle entend une voix épouvantable qui l’invite à renoncer à sa foi, à maudire Jésus et sa Mère, à abandonner sa famille et à se suicider ; une autre lui affirme qu’elle est damnée car elle a abandonné le Christ... Jésus lui apparaît ensuite, la réconforte et lui demande d’approfondir sa vie spirituelle en communiant chaque dimanche et en priant le chapelet plus qu’elle ne le faisait jusqu’alors. Elle commence à entendre des chants et des musiques angéliques d’une beauté ineffable : première manifestation documentée d’une telle expérience chez une laïque.
On la croit folle. Des clercs sont informés secrètement des attitudes inhabituelles de cette mère de famille qui prétend communiquer avec le Ciel. On lui reproche le nombre important de ses révélations, puis, de fil en aiguille, de délaisser sa famille, de négliger ses devoirs, d’être hallucinée, et, surtout, de prêcher sans l’autorisation de son évêque… Prise entre calomnies et affirmations infondées, elle offre ses souffrances à Dieu et répond humblement aux questions qu’on lui pose non sans rudesse. Elle est même emprisonnée trois semaines durant à Leicester, accusée d’hérésie, puis d’être une prostituée qui camoufle ses méfaits… Un gardien tente de la violer. Rien n’y fait : Margery sait que Jésus va la tirer d’affaire.
En 1413, trois événements décisifs se produisent dans sa vie : après la mort de son père, elle part en pèlerinage en Terre sainte. Mais, préalablement, au cours de l’été, désirant répondre à l’appel divin, elle s’engage à vivre son mariage dans la chasteté la plus absolue. Puis elle rend visite à la bienheureuse Julienne de Norwich. Elle l’interroge sur l’origine de ses visions. La bienheureuse, elle-même visionnaire, l’approuve et la rassure en lui disant que ses révélations viennent bien de Dieu, et que l’incompréhension qu’elle suscite la rapproche de Jésus et des tourments qu’il a lui-même vécus.
Par exemple, ses pleurs ininterrompus gênent profondément son mari et les membres de sa maisonnée. Margery bénéficie en effet du « don des larmes » qui est un phénomène spirituel reconnu dans la tradition chrétienne. Ces larmes ne sont pas dues à un simple caractère émotif, mais à un don de Dieu pour la purification intérieure et la conversion du cœur. Leur persistance et leur fécondité spirituelle sont un signe d’origine divine.
Menant de front une activité artisanale – elle gère une brasserie et un moulin à grains – et une vie de famille bien remplie, Margery, qui prie souvent des heures d’affilée, choisit quoi qu’il en soit de partir en pèlerinage, malgré les dangers des routes de l’époque. À l’hiver 1413, elle séjourne à Venise, puis atteint Jérusalem après un périplemémorable. Elle rapporte dans son autobiographie que, lorsqu’elle voit la ville sainte, elle manque tomber de son âne tellement son émotion est grande. Au retour, elle fait une longue halte à Assise, puis se rend à Rome, qu’elle quitte après Pâques 1415. Deux ans plus tard, elle se rend à Saint-Jacques-de-Compostelle, puis, après la mort de son mari en Prusse, au printemps 1433, elle pénètre même dans l’actuelle Pologne : nous avons trace de son passage à Dantzig.
Au début des années 1430, elle songe à mettre sa vie par écrit, et surtout sa relation exceptionnelle au Seigneur. Ne sachant ni lire ni écrire, elle demande d’abord l’aide d’un secrétaire de langue germanique. Mais ce dernier meurt rapidement, ce qui amène Margery à demander à son confesseur de le remplacer pour poursuivre l’œuvre. Ce prêtre se met au travail en avril 1438 en corrigeant et complétant la première rédaction. L’ensemble est achevé à la fin de 1438.
Le manuscrit est copié peu avant 1450 par un moine de Norwich. En l’état, le texte comprend des annotations de quatre personnes différentes, prouvant qu’il commence à être lu et commenté. En 1501, puis en 1521, quelques extraits sont imprimés en Angleterre. Aujourd’hui traduit en plusieurs langues et numérisé, ce manuscrit constitue un témoignage remarquable d’une laïque au Moyen Âge.
Patrick Sbalchiero, membre de l’Observatoire international des apparitions et des phénomènes mystiques.
Au delà
En 2018 a été fondée la Margery Kempe Society, par Laura Kalas, de l’université de Swansea, et Laura Varnam, du University College d’Oxford, dont le but est de promouvoir l’étude du Livre de Margery Kempe. Deux ans plus tard, une statue en l’honneur de Margery a été installée près d’un pont médiéval à Oroso(Espagne), sur le chemin de pèlerinage qu’elle aurait suivi jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. En 2023, une autre statue a été inaugurée à la cathédrale de King’s Lynn.
Aller plus loin
Juliette Dor, « Margery Kempe, ou comment une illettrée se comporte en clergesse non conformiste au temps de la répression des Lollards », dans Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité / inégalité des sexes en Europe, de 1400 aux lendemains de la Révolution, Saint-Etienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2016, p. 211-224.
En complément
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Hwanhee Park, « Domestic ideals and devotional authority in The Book of Margery Kempe », The Journal of Medieval Religious Cultures, 40, 2014, p. 1-19.
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The Book of Margery Kempe : traduction de B. Windeatt, Longman, Annotated Texts, 2000.
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B. Windeatt, English Mystics of the Middle Ages, Cambridge University Press, 1994.
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Louise Magdinier (trad.), Le Livre de Margerie Kempe. Une aventurière de la foi au Moyen Âge, Cerf, 1989.
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Clarissa W. Atkinson, Mystic and Pilgrim. The Book and the World of Margery Kempe, Cornell University Press, 1983.