
Là où l’on voyait des esclaves, Jacques Désiré Laval voit des fils de Dieu
Certains savent prendre au sérieux les avertissements du Ciel. Tel est, en ce milieu des années 1830, le cas du docteur Laval. Alors qu’il s’est fait une belle clientèle et qu’il commence à nourrir quelques ambitions politiques, le jeune médecin, à qui jusque-là tout réussissait, subit un grave accident de cheval qui manque lui coûter la vie. Il en réchappe d’une façon qu’il juge miraculeuse et qui l’oblige à reconsidérer sérieusement son existence, se demandant ce qu’il a fait de sa vie et ce qu’il aurait eu à présenter à Dieu s’il n’avait pas survécu. Atterré du bilan, ce mondain ambitieux prend alors une décision drastique : tout abandonner pour entrer au séminaire. Il l’ignore encore, mais Dieu va faire de lui l’inlassable apôtre des esclaves affranchis et abandonnés de l’île Maurice.
Les raisons d'y croire
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En 1839, l’esclavage est aboli dans toutes les possessions britanniques. Des dizaines de milliers de Noirs, jusque-là employés dans les plantations ou les maisons de maître, sont, certes, libérés, mais privés de ressources et de tout moyen de gagner leur vie. Le gouvernement anglais n’a en effet rien prévu pour les aider à se prendre en main, pour trouver un travail rémunéré, pour se loger et pour s’insérer dans la société. L’on a d’ailleurs aucune envie que l’ancienne domesticité servile se mêle désormais à la population blanche. Personne ne va officiellement venir au secours de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants soudain jetés à la rue sans nul moyen de subsister. Très vite, la situation se tend tellement à l’île Maurice que le gouverneur, en désespoir de cause, malgré les réticences en tous genres, se résout à réclamer l’aide de l’Église catholique. Ainsi celle-ci apparaît-elle l’ultime secours face aux drames et aux crises, même parmi ceux qui lui sont le plus hostiles.
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Le Ciel semble toujours anticiper les besoins qui vont se présenter. Les années 1840 sont l’époque du renouveau miraculeux du catholicisme français. Des dizaines de communautés nouvelles, masculines et féminines, naissent alors en France, et beaucoup se tournent vers les missions lointaines. C’est le cas de la Société du Saint-Cœur de Marie, fondée par le père Libermann, qui deviendra ensuite la Congrégation du Saint-Esprit et va se vouer à l’évangélisation de l’Afrique. Alors même qu’ils n’en sont encore qu’à leurs commencements, ils acceptent de prendre en charge les anciens esclaves de l’île Maurice, abandonnés matériellement, moralement et spirituellement de manière inhumaine.
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Demeure une difficulté, et non des moindres : ils n’ont personne pour s’atteler à cette tâche énorme. C’est alors que le docteur Laval se présente. Dès 1841, il embarque pour l’île Maurice. Il sait, comme tous les missionnaires, que ses chances de revoir un jour la France et sa famille sont quasi nulles. L’apostolat africain est l’un des plus durs qui soient et l’espérance de vie d’un prêtre européen là-bas n’excède pas trois ans, à cause des maladies tropicales. Il faut un grand oubli de soi, un immense amour de Dieu et des âmes pour faire ce choix.
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Il débarque dans l’ignorance complète des réalités de la situation mauricienne. Contrairement à ce qu’il pensait, puisque les autorités ont souhaité son arrivée, il n’est pas vraiment le bienvenu. Il est reçu à Port-Louis avec indifférence, voire hostilité. On ne lui apportera aucune aide.
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Maurice est l’ancienne « île de France », cédée aux Anglais à la fin des guerres napoléoniennes. Le catholicisme s’y est étiolé, puis a quasiment disparu. Personne ne parle plus le français, et la seule langue que pratiquent les Noirs mauriciens est le créole, idiome que le père Laval n’entend évidemment pas. Devant cette avalanche de difficultés, l’on comprendrait qu’il rentre en France. Mais il ne jette pas l’éponge car sa confiance en Dieu est inentamable.
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Unissant ses compétences de médecin et son dévouement de prêtre, il va, pendant un demi-siècle, se consacrer à l’évangélisation de ces gens, soucieux seulement du bien qu’il peut faire et indifférent aux menaces de ses opposants. Avec une audace qui rappelle celle de saint Paul, le père Laval va braver racisme et préjugés. Dès qu’il peut s’introduire, il instruit, catéchise, baptise, marie et prend au sérieux le désir de perfection chrétienne de ses ouailles. Ainsi ne fait-il exception de personne, l’annonce de l’Évangile ne connaissant ni Noirs ni Blancs, ni hommes libres ni esclaves.
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La radicalité de son exemple et de son message dérange. On lui reproche de donner du « Monsieur » ou du « Madame » aux personnes de couleur, comme s’il s’agissait d’un apanage des Blancs. On organise contre lui des manifestations violentes, et on menace de mort ce prêtre qui suscite l’hostilité des protestants britanniques. Cela prend de telles proportions que la police doit souvent le protéger quand il prêche en public. Il est donc prêt à braver le martyre pour porter la parole de Dieu.
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En 1848, un cyclone anéantit en quelques heures tout ce qu’il a mis des années à construire. Sans la moindre plainte ou la moindre révolte, il recommence à zéro, disant : « Faisons ce que nous pouvons, le Bon Dieu fera le reste. » Il n’a donc aucun attachement personnel à son œuvre, qu’il estime être entièrement celle de Dieu.
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En septembre 1894, plus de 40 000 personnes, de toutes couleurs et de toutes conditions, se pressent à ses obsèques. Sa charité a donc fini par réconcilier les communautés divisées, miracle que seule l’authentique imitation du Christ peut obtenir.
En savoir plus
Jacques Désiré Laval naît le 18 septembre 1803 à Croth, dans l’Eure, non loin d’Aneth ; ses parents sont de riches fermiers. Son frère jumeau n’ayant pas vécu, et n’ayant que des filles, ses parents reportent toutes leurs ambitions sur ce fils tant désiré. Maire de sa commune, et sans doute acquis aux idées révolutionnaires, son père tolère cependant que l’enfant soit confié à un oncle prêtre, puis qu’il fréquente le petit séminaire pour complaire à une mère très pieuse. Mais elle meurt quand il a huit ans et Désiré est envoyé poursuivre ses études à Paris, au collège Stanislas, où il passe un baccalauréat de lettres puis de sciences et s’inscrit en faculté de médecine ; il en sort diplômé en 1830 et va poser sa plaque à Saint-André-de-l’Eure, sa région natale.
Il s’installe ensuite à Ivry-la-Bataille. Tout lui réussit. Reçu dans le meilleur monde, riche, bon médecin, le docteur Laval nourrit quelques ambitions politiques, entre dans la garde nationale, soutient le régime de Louis-Philippe, s’éprend d’une cousine, mais sa demande en mariage est repoussée et cette peine de cœur l’affecte. Quelque temps après, il survit miraculeusement à un accident de cheval, ce qui réveille la foi de son enfance, qu’il semblait avoir oubliée.
Le docteur Laval envisage d’abord de changer de vie en restant dans le monde et de se consacrer aux pauvres en exerçant sa profession, mais il s’aperçoit très vite que ce dévouement caritatif laïc ne satisfait pas sa soif d’absolu. Il décide alors d’entrer au séminaire d’Issy en 1835, et il est ordonné prêtre le 22 décembre 1838. Sans qu’il s’en rende compte, il est déjà tenu pour un saint par ses condisciples, qui admirent sa charité, ses aumônes larges, son souci des pauvres. Ils admirent aussi sa piété et son esprit de pénitence, et les mortifications qu’il s’impose. Ce désir d’aller au bout de son engagement et d’être tout à Dieu explique pourquoi il n’est pas sûr de réaliser son idéal dans un ministère paroissial en France. Il rencontre alors le père Libermann et sollicite de sa part son admission dans la société du Saint-Cœur de Marie. L’urgence de la mission à Maurice est telle que le père Laval n’a pas le temps d’accomplir son noviciat et qu’il part sans l’avoir fini, en juin 1841, embarquant pour l’île sans savoir du tout ce qui l’attend, afin de venir en aide aux esclaves affranchis et abandonnés.
Comprenant que tout est à faire, il commence par apprendre le créole afin de pouvoir prêcher, et il rédige ensuite un catéchisme dans ce dialecte. Ayant l’humilité de comprendre qu’il ne réussira pas tout seul, il choisit des auxiliaires parmi les anciens esclaves, dont il fait des catéchistes et qui l’aideront à entrer dans les petites communautés mauriciennes, parties se terrer dans la forêt après l’affranchissement et réputées dangereuses pour les Blancs. Puisque la bonne société blanche ne veut pas partager ses lieux de culte avec ses anciens esclaves, il bâtit aussi ses propres églises et propose des messes pour les Noirs, puis, constatant la piété de ses ouailles, des associations de prière.
Le père Laval meurt d’un accident vasculaire cérébral le 9 septembre 1894 dans la paroisse Sainte-Croix. Environ 40 000 fidèles, Noirs et Blancs confondus, assistent à ses funérailles, car « la sainteté unit ». Sa béatification, en 1979, a été la première de Jean-Paul II.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.
Au delà
Aujourd’hui, le père Laval continue de susciter la ferveur des Mauriciens, qui viennent se recueillir sur sa tombe – y compris les hindous.
Aller plus loin
François Delaplace, Le Père Jacques-Désiré Laval, apôtre de l’île Maurice, Beauchesne, 1932.
En complément
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Eugène Beaupin, Un apôtre des Noirs, vie de Jacques-Désiré Laval, missionnaire du Saint-Esprit, Imprimerie des Missions, 1931.
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François Delaplace, L’Apôtre de l’ile Maurice ou Vie du serviteur de Dieu Jacques-Désiré, Beauvais, 1877. Peut être consulté en ligne .
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Paul Bernier, Jacques-Désiré Laval, Congrégation du Saint-Esprit, 1970.
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Bernard Bocage, Le Père Jacques Laval, un saint de chez nous, Éditions de l’Eure, 1989.
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L’article de VaticanNews : « Le père Laval, père spirituel de Maurice ».