
Le prince Giustiniani choisit d’être mendiant
En ce début des années 1400, les Vénitiens contemplent, partagés entre le rire, la pitié et l’ébahissement, le spectacle que leur joue chaque matin le frère Lorenzo à la porte du palais Giustiniani et à celles des voisins. Tous les jours, en effet, le jeune religieux vient demander l’aumône pour sa communauté et se retire, ayant reçu des mains de domestiques gênés ou ricanants deux miches de pain rassis, rien de plus. C’est que frère Lorenzo n’est autre que le fils de la maison et que sa mère vit très mal son choix de vie, ne lui passant pas d’avoir échangé sa fortune et le superbe avenir qu’elle lui avait préparé contre les rigueurs d’une communauté religieuse encore balbutiante. Pourtant, rien n’y fera : Lorenzo a choisi d’être pauvre.
Les raisons d'y croire
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Giovanni est le fils aîné de l’une des plus grandes familles patriciennes de la sérénissime république de Venise. Il est donc promis à une grande carrière et à une vie facile, mais il place ses ambitions ailleurs, regardant vers le Ciel plutôt que vers la terre. Sa mère s’inquiète de son attitude et pense le ramener au sens commun en lui préparant une riche alliance avec une jeune héritière de grande beauté. Aucun garçon ne devrait rester insensible aux charmes de la demoiselle et à la dot qu’elle apporte. Giovanni décide pourtant d’entrer chez les chanoines de San Giorgio d’Alga et il sera impossible de l’en faire démordre.
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Devenu frère Lorenzo, le religieux recherche l’abaissement en toute chose dans une imitation héroïque du Christ. Il prend ainsi en charge les tâches les plus humbles et accepte toutes les humiliations. C’est parce que mendier, surtout devant chez lui, lui coûte beaucoup qu’il s’y oblige. Il faut un extraordinaire détachement des biens de ce monde, de ses jugements et de ses affections pour supporter cela des années durant.
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Une nuit, un incendie ravage les réserves du monastère, qu’il a si péniblement contribué à réunir. Il devrait être particulièrement sensible à l’anéantissement de ses efforts, mais, à l’un des religieux qui se lamente, Fra Lorenzo déclare : « Réjouissez-vous ! Nous avons fait vœu de pauvreté ! Dieu a la bonté de nous exaucer ! »
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Son attitude ne change pas après son élévation, d’abord comme évêque de Castello en 1433 puis comme patriarche de Venise en 1451. Quand on lui reprochera de dépenser sans compter pour ses œuvres de charité, bien au-delà de ses possibilités financières, il répond : « Ne vous inquiétez pas ; mon Seigneur se charge de mes dettes. » Et c’est effectivement toujours le cas. Sa confiance radicale en Dieu conduit à des choix apparemment insensés du point de vue humain (refus de richesses, indifférence au danger, accueil du malheur sans plainte…). Mais, paradoxalement, cet abandon est très fécond. On y décèle la présence active de Dieu : la Providence.
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Évêque, son premier souci est de débarrasser le palais épiscopal de Castello de tout le superflu, à commencer par la vaisselle précieuse, pour le donner aux pauvres. Sa charité n’est pas feinte.
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Bien qu’il tente de le cacher, il bénéficie de nombreux charismes : don des larmes, de prophétie, notamment face à la menace turque, extase, et capacités de thaumaturge, qui l’aideront à conquérir le cœur des Vénitiens, d’abord inquiets de la réputation d’austérité et de la radicalité de leur nouveau patriarche. Le doge de Venise se méfie, mais, après une heure de conversation avec Lorenzo, il soupire : « Ce n’est pas un homme mais un ange ! Comme je voudrais changer mon âme contre la sienne ! »
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Profondément mystique et théologien, Lorenzo est l’auteur d’ouvrages réputés – comme Divinum Incendium amoris ou De casto connubio –, qui témoignent de son union à la sagesse éternelle et de sa quête de la vérité. À travers ses écrits, il offre une pédagogie spirituelle qui invite non pas à croire à partir d’idées abstraites, mais à vivre la communion transformante avec le Christ.
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Le secret de la vie de Lorenzo tient en ses derniers mots. Comme ses proches, le voyant très malade, veulent, début janvier 1455, le convaincre de se coucher dans un vrai lit (il se contente de planches depuis des années), il s’écrie en montrant le crucifix : « Il est mort sur la croix et vous voudriez que je meure sur un matelas de plumes ! » Il demeure fidèle à l’imitation du Christ jusqu’à son dernier souffle…
En savoir plus
Né le 1er juillet 1380 dans la famille Giustiniani (ou Zustiniani si l’on respecte la graphie vénitienne), de la haute noblesse vénitienne, Giovanni décide à dix-neuf ans, et à la fureur de sa mère, de troquer la fortune familiale, la grande carrière mondaine qui l’attend et un très beau mariage contre la vie d’humiliation et de dépouillement des chanoines de San Giorgio d’Alga, où se trouve déjà l’un de ses oncles.
Il contribue à améliorer cette jeune communauté pour en faire un exemple qui pourra ensuite être proposé en modèle lors des débuts de la réforme tridentine. Ordonné prêtre en 1406, il attire l’attention par sa vertu hors du commun, son humilité, son esprit de pauvreté, son dépouillement et sa charité. Il s’impose aussi des pénitences extraordinaires, se privant de boire même par grosse chaleur, de se chauffer par grand froid, de dormir dans un vrai lit ou de profiter des jardins du monastère… Ainsi, expie-t-il déjà ses péchés et ceux des autres.
Toutes ces choses incitent le pape Eugène IV à le nommer évêque de Castello, un îlot de l’Adriatique sur la lagune, en 1433. N’ayant accepté que par obéissance, frère Laurent (son nom en religion) renonce aussitôt à ce qui pouvait ressembler à des privilèges, se consacre aux pauvres, à la réforme des mœurs du clergé, à la restauration des églises et des monastères, et distribue tout aux pauvres.
En 1451, Nicolas V fonde pour lui le patriarcat de Venise, en réunissant plusieurs petits évêchés. Au cours de son épiscopat, Laurent réunit une partie de son enseignement et publie plusieurs traités sur le mariage chrétien, l’incendie de l’amour divin, l’arbre de vie.
Laurent meurt en odeur de sainteté le 8 janvier 1456, pauvre comme il a vécu. Il sera canonisé en 1690.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.
Aller plus loin
Saint Laurent Justinien, Œuvres complètes. L’édition la plus complète est celle réalisée à Venise en 1751 par Nicolas Antoine Giustiniani ; elle comprend sermons, traités mystiques et lettres.
En complément
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Annales bollandistes.
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Abbé L. Jaud, Vie des Saints pour tous les jours de l'année, Tours, Mame, 1950. La page sur saint Laurent Justinien peut être consulté en ligne.