
Dieu charge le petit Bénézet de bâtir un grand pont (1177)
Aujourd’hui dompté, le Rhône fut longtemps un fleuve dont la puissance et les colères terrifiaient les riverains. C’est à la hauteur d’Avignon qu’il déployait toute sa force, de sorte que même les ingénieurs romains avaient renoncé à bâtir un pont à ce niveau, et nul depuis ne s’y était risqué. Dieu se chargea de commencer l’ouvrage et confia à l’ouvrier le plus improbable, un frêle adolescent sans aucune connaissance, de construire, avec sa bénédiction, le pont infaisable.
Les raisons d'y croire
Il est de bon ton de qualifier l’histoire de Bénézet de pieuse légende. Pourtant, nombre d’éléments, à commencer par l’existence du pont avignonnais, qui porte son nom, et celle de sa tombe, vénérée comme celle d’un saint, obligent à admettre l’existence du jeune homme et son rôle dans l’édification du précieux ouvrage d’art.
L’argument mis en avant pour réfuter l’histoire et les miracles qui l’accompagnent est que Dieu ne s’occupe pas de construire des ponts. L’affirmer, c’est méconnaître les nécessités quotidiennes de nos ancêtres et la bienveillance avec laquelle, en chrétienté, lorsque les peuples avaient la foi, la bénévolence divine s’abaissait paternellement aux plus humbles détails de leur vie et de leurs besoins. Ainsi la construction d’un pont revêt-elle des aspects qui relèvent du bien commun et de la charité : un pont facilite les échanges, améliore l’économie, donc le quotidien des gens, les soustrait à la voracité des bateliers, qui font payer bien trop cher le franchissement du cours d’eau, et réduit le danger couru. Il s’agit de charité pratique.
L’enquête en vue de la reconnaissance des vertus de Bénézet a été instruite alors que beaucoup de gens qui l’avaient connu étaient encore en vie. L’on peut donc se fier aux renseignements qu’ils donnent.
Bénézet est né vers 1165 à Hermillon, hameau proche de Saint-Jean-de-Maurienne, en Savoie. Devenu tôt orphelin de père, l’enfant prend en charge la garde des quelques moutons qui assurent leur subsistance à lui et à sa mère. Le 13 septembre 1177, âgé de douze ans, il s’entend appeler : « Bénézet, mon fils, écoute la voix de Jésus-Christ. » L’être invisible qui lui parle répète trois fois les mêmes mots. À la troisième fois, l’enfant demande : « Qui êtes-vous, Seigneur ? Je vous entends mais ne vous vois point. » La voix répond : « Ne crains rien. Je suis Jésus-Christ qui, d’une seule parole, ai créé le Ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent. »
Ceux qui mettent l’histoire en doute parlent d’une copie de celle de Samuel, mais c’est un moyen de réduire tout récit hagiographique à une suite de modèles obligés et répétitifs sans admettre, alors que l’on retrouve des récits similaires à l’époque moderne, que le Ciel peut répéter la même histoire, car elle correspond à sa façon d’entrer en contact avec nous en usant de formules familières, facilement identifiables, permettant par conséquent de comprendre qu’il s’agit de Dieu.
Bénézet est chargé par Dieu de construire un ouvrage d’art sur le Rhône au niveau d’Avignon, ce que personne n’a jamais réussi à faire. Pareille mission n’est pas du ressort d’un petit berger ignorant, au sortir de l’enfance. Pour incroyable qu’elle soit, l’histoire anticipe par certains points celle de Jeanne d’Arc et il n’y a pas de raison, si l’on admet la réalité historique de l’une, de ne pas admettre la possibilité de l’autre.
D’ailleurs, avec un bon sens et une lucidité qui démontrent que l’on n’est pas en face des délires d’un gamin imaginatif, Bénézet ose discuter : « Mais, Seigneur, je ne sais où est le Rhône et je n’ose abandonner les brebis de ma mère ! […]. Mais, Seigneur, je n’ai que trois oboles ; comment construirais-je un pont ? » Le Seigneur répond à ses objections et Bénézet obéit.
Comme l’histoire paraît tout aussi absurde au XIIe siècle que de nos jours, et que les générations précédentes n’étaient pas plus sottes que nous, l’auteur, s’il s’agissait d’un conte destiné à raconter la construction d’un pont – affaire prosaïque –, aurait pu opter pour une version plus crédible. L’argument de Tertullien à propos de la resurrection du fils de Dieu s’applique ici : « Il faut y croire puisque c’est absurde », à savoir que personne de sensé ne l’aurait inventé.
Bénezet ne sait pas où il va mais il s’en remet à Dieu, ce qui est le comble de la perfection dans l’abandon à la providence. Il a raison puisque, très vite, il rencontre un guide parfaitement au fait de sa mission, bien qu’il ne l’ait jamais vu. Il comprend qu’il s’agit de son ange gardien qui a pris l’apparence d’un pèlerin. Le narrateur ne surcharge son récit d’aucun détail ni miracle, et l’arrivée au bord du Rhône se fait de la façon la plus ordinaire. Son guide s’en va, lui laissant pour consigne d’appeler le passeur, de se faire conduire à Avignon et d’y expliquer sa mission.
Le principal magistrat de la cité, le viguier Bérenger de Sade, après s’être moqué du garçon, est désarçonné par son aplomb. Il juge prudent de vérifier s’il dit vrai en le mettant à l’épreuve. Tous ces détails sont vérifiables et authentiques. Finalement convaincus, l’évêque Ponce et les Avignonnais donnent cinq mille sous d’or pour bâtir le pont, qui comptera dix-huit arches à grosses piles.
Malgré une accumulation de difficultés pendant la construction, où l’on verra la griffe du démon, le pont sera bâti.
Nommé procureur de l’œuvre du pont, Bénézet ne verra pas la fin de l’ouvrage, qui portera son nom. Il meurt en odeur de sainteté le 14 avril 1184, à dix-neuf ans. Si on lui attribue des dons de thaumaturge, son plus grand miracle reste d’avoir osé, en se fiant à Dieu, ce que de plus savants et de plus puissants que lui n’avaient pu entreprendre.
En savoir plus
Né à Herbillon, en Maurienne, en 1165, surnommé Bénézet (« tout petit Benoît ») en raison de son aspect chétif, orphelin de père dès sa prime enfance, Benoît est occupé à garder le troupeau de moutons familial. Comme le sera plus tard Jeanne d’Arc, il est chargé par Dieu d’une mission, pour lui toute pacifique mais pareillement impossible pour un très jeune berger ignorant : construire un ouvrage d’art sur le Rhône au niveau d’Avignon, ce que personne n’a jamais réussi.
Benoît appartient à un temps où le miracle est admissible, voire courant, et, très pieux, il trouve presque normal ce qui lui arrive. Il part, et ne reverra ni son village ni sa mère.
Pour traverser le Rhône et atteindre Avignon, Bénézet perd toutes ses économies, ces trois oboles que le nautonier lui réclame en paiement. En le dépouillant de sa dernière sécurité humaine et matérielle, le Ciel lui fait comprendre que ceux qui œuvrent pour Dieu ne doivent pas se préoccuper des nécessités temporelles car le Ciel y pourvoira, s’ils ont confiance. Il lui fait aussi comprendre le but de son travail : permettre aux pauvres et aux pèlerins de traverser le Rhône sans être rançonnés, comme il vient de l’être, ce qui relève d’une forme de charité.
Armé de sa confiance en Dieu, Bénézet, arrivé à Avignon, se rend à la cathédrale où l’évêque prêche. Là, il ose l’interrompre en plein discours, au vif mécontentement du prélat, furieux qu’un gamin vienne se prétendre « envoyé de par Messire Dieu » pour doter la ville du pont que les meilleurs ingénieurs n’ont su bâtir. Arrêté, l’enfant est déféré devant le magistrat, le viguier Bérenger de Sade, qui met l’enfant au défi de soulever une énorme pierre, si lourde que dix adultes ne peuvent la bouger, devant la porte du tribunal ; si Bénezet y parvient tout seul, rien n’étant impossible à Dieu, les autorités admettront la réalité de sa mission.
Après s’être agenouillé et avoir prié, Bénézet trace un signe de croix sur la pierre et la soulève sans difficulté. Incroyable ? Non, si l’on songe que, quatre cents ans plus tard, à Cotignac , c’est par le même miracle que saint Joseph prouvera la véracité des dires de l’homme auquel il est apparu, et ce devant des témoins fiables.
L’adolescent peut relever le défi que constitue la construction du pont et, en dépit de l’effondrement d’une partie du chantier, puis d’une pénurie de pierres, réglée par la découverte providentielle d’une carrière, et enfin d’un mouvement de grève des ouvriers, qui se plaignent de manquer de vin et pour lesquels il changera de l’eau en Châteauneuf-du-Pape, il a presque mené l’œuvre à bien quand il meurt, en 1184. Lui qui, dans son humilité, a refusé le titre de prieur de l’œuvre du pont, qu’il trouvait trop flatteuse, refuse pareillement d’être inhumé dans la cathédrale, comme le voulait l’évêque, et demande à reposer dans la chapelle Saint-Nicolas, patron des bateliers, élevée au niveau de la troisième arche du pont. Il y reposera jusqu’en 1669, date à laquelle une crue du Rhône entraîne l’effondrement d’une partie du pont et menace la chapelle, entraînant la translation urgente des reliques de Bénézet en ville, au grand dam de la France car, si Avignon et le Comtat Venaissin sont au pape, le pont est français… Pour calmer le roi, le saint, dont le corps a été retrouvé intact, est enterré aux Célestins, église française et royale.
Les révolutionnaires, en 1794, après l’annexion de l’enclave pontificale, profaneront sa tombe et disperseront ses reliques. Après le concordat de 1802, une partie de celles-ci, sauvée par des fidèles, a retrouvé sa châsse et la vénération des foules.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Au delà
Bénézet est à l’origine de la fondation des Frères pontifes – ceux qui jettent des ponts. À la même époque, dans le même esprit, les chevaliers du Temple de Jérusalem et les Hospitaliers de Saint-Jean, les deux premiers ordres chevaleresques, ont pour mission première d’assurer la sécurité des pèlerins et des habitants de Terre sainte. De même, les moines de l’hospice alpin fondé par saint Bernard de Menthon ont pour vocation d’aider et de secourir les voyageurs qui traversent les Alpes.
La charité médiévale, inventive, pense à tous les besoins du prochain.
Aller plus loin
J.-H. Albanès, La vie de saint Benezet, fondateur du pont d’Avignon. Texte provençal du XIIIe siècle, accompagné des actes en latin, d’une traduction française, d’une introduction et de notes historiques, critiques et bibliographiques, 1876. Peut être consulté en ligne .
En complément
Abbé Truchet, Histoire hagiologique du diocèse de Maurienne, 1867. Peut être consulté en ligne .
Helyot, historien franciscain mort en 1716, Procès-verbal des témoignages entendus sur la sainteté de Bénézet.
Dans la revue de l’École Centrale de Lyon, Technica no 89, juin 1947, l’annexe : « Histoire de saint Bénézet, d’après "L’Historia" du manuscrit d’Avignon », par Auguste Jouret, ingénieur à la S.N.C.F. Peut être consulté en ligne .