
Confiante, Catherine Latapie plonge son bras dans la flaque boueuse (1858)
La nuit du 28 février au 1er mars 1858 est particulièrement noire sur la grotte de Massabielle, quand une femme, dont le ventre bien arrondi indique la naissance toute proche de son enfant, vient plonger sa main dans l’eau de source de Lourdes. À peine trois jours auparavant, le 25 février, Bernadette Soubirous, à la demande de « aquerô » (« celle-là », c’est ainsi qu’elle nomme celle qui lui apparaît tant qu’elle ne connaît pas son nom), a fait surgir cette eau dont les mérites miraculeux sont déjà sur toutes les lèvres. Catherine Latapie (dite Chouat) a trente-huit ans et cela fait dix-huit mois qu’elle s’est cassé le bras en tentant de faire tomber des glands d’un chêne pour nourrir ses bêtes. Elle est opérée, mais sans succès : le bras reste déboîté, et deux de ses doigts paralysés et douloureux.
Les raisons d'y croire
Catherine Latapie est réveillée cette nuit-là par une motion intérieure irrésistible lui intimant d’aller à la source pour y être guérie. Après avoir parcouru à pied les six kilomètres qui séparent son village, Loubajac, de Lourdes, elle se fraye un passage au milieu de la foule déjà présente à la grotte. Cette détermination nocturne est étonnante : elle brave les obstacles, poussée par son inquiétude et le désir de guérir, ainsi que par une voix intérieure, alors qu’elle est connue pour être peu encline à la foi et à la pratique religieuse.
Catherine est accompagnée de deux de ses enfants, et, à leur arrivée devant la source, tous les trois implorent la Sainte Vierge, demandant pardon pour leurs péchés. Elle plonge son bras sans attendre dans ce qui ne ressemble encore qu’à une flaque boueuse. Ses doigts se désengourdissent aussitôt et le bras se redresse sur le champ, sous les yeux de centaines de personnes.
En effet, cela fait trois jours seulement que l’eau a jailli de la source, et il est fort probable que cette dernière soit encore boueuse et ne ressemble en rien à une eau cristalline invitant à s’y laver, puisque Bernadette elle-même, « en buvant pour les pécheurs à la demande de la dame » a fait la risée des curieux inquisiteurs présents quelques jours avant.
Les gens autour, curieux de voir cette femme enceinte visiblement fatiguée, se mettent à ébruiter le miracle, mais Catherine, elle, ne semble pas s’en étonner le moins du monde et s’apprête déjà à repartir. Elle dit en effet à ceux qui l’interrogent qu’elle savait qu’elle allait être guérie, puisqu’elle avait entendu une voix dans la nuit. Elle attribue sans hésitation sa guérison à la Sainte Vierge. Les enfants témoignent, eux, avoir eu peur de marcher dans la nuit, mais sentent désormais l’assurance de leur mère devant l’évidence de la guérison.
Des contractions annonçant le début du travail de l’accouchement la saisissent au moment où elle s’apprête à repartir. Elle prie alors instamment de nouveau la Sainte Vierge de lui permettre de rejoindre son foyer avant d’accoucher, afin de lui épargner la honte de mettre au monde son enfant devant cette foule : ses contractions cessent aussitôt et elle décide de prendre la route.
Sa sage-femme, qui se trouvait justement dans la foule, a pu témoigner l’avoir vue sur le point d’accoucher. Elle mettra au monde son enfant, au calme, une fois bien arrivée chez elle. Son fils deviendra prêtre, comme une réponse à cette grâce et comme une preuve de la foi reçue par celle-ci.
Ce cas de guérison est spectaculaire et fait grand bruit. Mgr Bertrand-Sévère Laurence, évêque de Tarbes, est loin d’abonder dans le sens de la thèse d’événements surnaturels et décide que des expertises médicales seront désormais demandées systématiquement pour enquêter sur la véracité des cas.
Une première conclusion d’enquête, qui comprend trente dossiers, dont celui de Catherine, est rendue publique le 18 janvier 1862, quatre ans après les faits. Le docteur Dozous, médecin de Lourdes, et le professeur H. Vergez, y ont distingué les faits à caractères surnaturels de ceux indéfinissables (« probablement surnaturels » ou bien « douteux ») et d’interprétation naturelle évidente.
La guérison totale du bras de Catherine Latapie est le premier miracle de Lourdes reconnu officiellement au terme de ces recherches (même si d’autres ont pu avoir lieu avant, comme celui de Bourriette, le carrier du village, qui a recouvré la vue de son œil malade).
En savoir plus
Comme pour beaucoup d’apparitions de la Sainte Vierge, le lieu choisi n’est pas anodin. Il semblerait qu’il y eut dans cette grotte de Massabielle, quelques milliers d’années auparavant, des cultes païens. De même, à l’époque des apparitions, cette grotte est connue pour être un lieu de débauche et de rencontres délurées, ou encore le lieu où l’on faisait manger les porcs. Le commissaire Jacomet, chargé d’interroger Bernadette, tente d’ailleurs à un moment de lui faire admettre qu’elle se dévergonde et qu’elle cherche à attirer l’attention sur elle. La pureté et l’innocence viennent donc envahir les lieux comme un message d’espérance, un rappel à toutes les âmes assoiffées de justice et de paix et qui recherchent consolation et réconfort.
C’est ce qu’a sans doute ressenti Catherine Latapie. Sa détermination pour se rendre à la grotte, dans les conditions difficiles que l’on connaît, présuppose un certain questionnement de foi ou, pour le moins, une recherche de réponse surnaturelle à un problème concret, là où la médecine a trouvé ses limites. C’est probablement un dernier recours dans son esprit et cela indique que le miracle est déjà contenu dans sa démarche.
À cette époque, les rumeurs concernant Bernadette, la source et les apparitions sont diverses et contradictoires. Si Catherine a pu vouloir tenter ce déplacement enceinte de neuf mois, c’est parce qu’elle avait compris que l’eau (ou devrait-on dire « Quelqu’un ») pouvait la sauver. D’autres miracles ont probablement déjà eu lieu. Son désir de guérir et sa situation désespérée la poussent éperdument vers une « solution inimaginable ». La petite étincelle d’une foi étouffée l’attire aussi sûrement vers ce lieu que l’on dit spécial… Et l’on se rend compte que cela a bouleversé sa vie et celle de ses proches.
Par ailleurs, l’évêque de Tarbes-Lourdes est loin d’abonder dans la thèse d’événements surnaturels permettant toutes ces guérisons. Très réservé, il interdit à tout le clergé de se rendre à la grotte avant toute reconnaissance officielledes faits. Le clergé joua un rôle primordial pour rester impartial et objectif, recherchant la vérité dans chaque affaire et agissant avec une extrême prudence, ce qui put donner l’impression d’être dur envers Bernadette. Cependant, c’est cette sagesse qui permit de mettre en évidence le caractère surnaturel des apparitions et des guérisons.
Puis, le 28 juillet 1858, à peine quelques jours après la dernière apparition, survenue le 16 juillet, l’évêque lance une commission d’enquête sur les apparitions encore supposées de la Vierge Marie à la grotte de Massabielle, « pour recueillir et constater les faits qui se sont passés ou qui pourraient se produire encore dans la grotte de Lourdes ou à son occasion ; pour nous les signaler, nous en faire connaître le caractère, et nous fournir ainsi les éléments indispensables afin d’arriver à une solution »… Pour déterminer si les visions de Bernadette sont réelles et si elles ont un caractère divin, il faut établir les faits, interroger des témoins, consulter des hommes de science, croyants ou non, notamment les médecins qui ont soigné les malades avant et après leur guérison, mais aussi des hommes versés dans les sciences de la physique, de la chimie, de la géologie : « La commission ne doit rien négliger pour s’entourer des lumières et arriver à la vérité quelle qu’elle soit. » Ce travail dure quatre ans, pour aboutir au Mandement de reconnaissance des apparitions, le 18 janvier 1862.
Au sujet de l’eau de la source, Bernadette Soubirous, voyant l’engouement suscité qui tend parfois à la superstition, précisera un jour que l’« on prend l’eau comme un médicament, [mais que] cette source n’aurait pas de vertu sans la foi ». Cela signifie qu’il n’y aurait pas de guérison physique sans une démarche authentique de foi, ce que l’on retrouve dans tous les cas de guérisons approuvés officiellement, puisque deux choses importantes sont requises pour une reconnaissance : que l’événement s’effectue selon des modalités extraordinaires, imprévisibles et inexplicables scientifiquement, et que le miraculé reconnaisse une intervention spéciale de Dieu dans sa vie, une guérison intérieure, un changement de vie.
Élisabeth de Sansal, pigiste.
Au delà
Rien n’est dû au hasard pour celui qui recherche quel sens donner à ces événements : le 26 février 1858, lendemain du jour où la source a jailli, Bernadette ne voit pas d’apparition. La foule est tout de même en attente de prodiges, mais la source, elle, coule de plus en plus vive et limpide et offre ses bienfaits. Ce jour-là, dans le diocèse de Tarbes, on célèbre la fête de la sainte lance et des saints clous de Jésus (une fête oubliée de nos jours), au cours de laquelle, à la messe et aux matines, on chante : « J’ai vu l’eau sortir du temple, du côté droit, et tous ceux à qui cette eau est parvenue ont été sauvés » (« Vidi aquam egredientem de templo, a latere dextro ; et omnes, ad quos pervenit aqua ista, salvi facti sunt. »). La Sainte Vierge se retire, d’une certaine façon, pour montrer le côté transpercé du Christ en Croix. La source, sur le côté droit de la grotte, est ce cœur du Christ d’où jaillit l’eau vive et où nous puisons nos forces, où l’on vient se laver, s’abreuver, recevoir des consolations multiples : « Eau du côté du Christ, lave-moi ! »
Aller plus loin
Le livre Notre Dame de Lourdes, de Henri Lasserre, un journaliste qui relate les événements de Lourdes à partir de ses recherches, achevé d’imprimer en 1877, seulement dix-neuf ans après les apparitions.
En complément
René Laurentin, Lourdes, récit authentique des apparitions, éd. P. Lethielleux, Œuvre de la Grotte, 1976 ou réédition P. Lethielleux, 2008.
Article « Notre Dame de Lourdes », tiré de L’Écho du cabinet de lecture paroissial de Montréal, Québec, p. 46 et suivantes, disponible en ligne .
L’article de la revue de la Société Lyonnaise d’Histoire de la Police : La Sainte et le Commissaire Dominique Jacomet, de Lourdes à la sûreté lyonnaise .
Gustave Boissarie (1836 – 1917), Lourdes, histoire médicale, 1858-1891, V. Lecoffre, 1891.
Laetitia Ogorzelec, La croyance, la vérité et la ruse. Apparitions et enquête policière à Lourdes, notamment les explications sur des extraits de rapport (21e rapport du commissaire Jacomet au préfet des Hautes-Pyrénées, 22 mai 1858).
Extrait de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, Lourdes 1858-2015 : le dossier scientifique .
Dr Patrick Theillier, Lourdes, des miracles pour notre guérison, Presses de la Renaissance, 2008.
L’article 1 000 raisons de croire sur les apparitions : « Les apparitions de Lourdes, d’authentiques expériences surnaturelles ».