
Le mariage virginal de bienheureuse Delphine de Sabran (+1360)
Originaire de Puimichel, Delphine épouse à quinze ans Elzéar, comte de Sabran, qui en a treize. Or, la jeune comtesse a fait vœu de virginité et, le soir de ses noces, elle l’annonce à son époux. Malgré le fait qu’ils s’aiment tendrement, ils vivront toute leur vie comme frère et sœur dans le mariage, selon l’admirable exemple de la Sainte Vierge et de saint Joseph à Nazareth. Le père Borély, théologien du XVIIe siècle, voit dans ce fait un « miracle de la grâce victorieuse de la nature » : ce qui est impossible à l’homme est possible et heureux avec la grâce de Dieu !
Les raisons d'y croire
Les détails de leur vie et de leur mariage nous sont connus par le procès de canonisation d’Elzéar, mort en 1323, qui s’ouvre dès 1351 à Apt. Delphine est amenée à témoigner des vertus de son saint époux, sous la foi du serment. Sa déclaration complète est perdue mais, avant la Révolution, de nombreux historiens l’ont consultée et en ont publié des extraits, qui, eux, nous sont parvenus.
L’enquête canonique au sujet de la bienheureuse Delphine s’ouvre trois ans après sa mort, en 1363, avec la déposition de nombreux témoins de sa vie, et dont il reste deux copies authentiques.
Dans sa jeunesse, à la lecture de la vie de certains saints, Delphine a développé un tel amour de la virginité qu’elle est absolument décidée à la conserver toute sa vie. Elle espère d’abord être religieuse, mais, lorsqu’elle est contrainte au mariage, elle cherche secours dans la prière et est intérieurement rassurée : sa virginité sera protégée, aussi impensable que cela puisse paraître.
Elzéar n’a pas fait de vœu semblable à celui de sa nouvelle épouse. Dans un premier temps, il s’engage seulement à le respecter, ce qui met en évidence sa liberté. Progressivement, il adhère à ce mode de vie extraordinaire. Les époux prononcent un vœu définitif de virginité devant Dieu, en présence de quelques témoins, dans la chapelle du château d’Ansouis, le 22 juillet 1316, jour de la fête de sainte Marie-Madeleine.
Cette situation n’est absolument pas la conséquence d’un manque d’amour mutuel. Leur vœu de virginité est prononcé par amour de Dieu et seule sa grâce permettra qu’il soit tenu. Ni les penchants naturels humains ni la société ne soutiennent ce mode de vie qui est alors jugé incongru – tout comme il le serait aujourd’hui –, voire insensé. Le grand-père d’Elzéar, par exemple, attendait une descendance et faisait peser cette attente sur le couple.
L’association de leur virginité avec le mariage, dans une tendresse de sentiments réciproques, porte des fruits incomparables, encourageant notamment leurs proches à renouer avec la ferveur des premiers chrétiens. Les deux époux se livreront toute leur vie aux bonnes œuvres de charité, manifestant la sainteté de leur vie et la vérité de leurs témoignages. Ils visitent les hôpitaux, soignent les lépreux…
Peu avant sa mort, à Paris, saint Elzéar partage le secret de son mariage : « Je ne suis qu’un méchant homme,dit-il à tous ceux qui sont présents, mais la sainteté de ma femme m’a mis dans le chemin du salut : je l’ai épousée vierge, et je la laisse avec sa virginité. »
Un fait témoigne de la force de leur union : lorsqu’un messager accourt de Paris pour prévenir Delphine de la mort de son mari, elle n’attend pas son annonce et révèle qu’elle l’a appris dans le secret de son cœur affligé. Quelques mois plus tard, Delphine contemple son défunt mari dans une vision.
Après la mort de son époux, Delphine prononce en plus un vœu de pauvreté. La grande dame se met à pratiquer la mendicité publique. Sous une bure grossière, elle garde le trésor de son cœur offert à Dieu, d’abord, et à son cher Elzéar.
Ils sont ensevelis dans le même tombeau, dans le couvent franciscain d’Apt, preuve que l’Église bénit leur union. Leurs reliques sont transportées dans la cathédrale d’Apt et dans l’église d’Ansouis, où elles sont encore vénérées.
Elzéar est canonisé en 1369 par le pape Urbain V. Delphine est béatifiée par Innocent VII en 1694 et sa réputation de sainteté ne sera jamais démentie en Provence, où elle est vénérée comme une sainte, particulièrement le jour de sa mort, le 26 novembre.
En savoir plus
La nature et le monde ont bien doté la petite Delphine : issue de la plus haute noblesse de Provence, elle est l’une des plus riches et des plus belles femmes de son temps, mais aussi la plus vertueuse, ce qui va la conduire au sommet de l’héroïsme de la pureté. Elle naît vers 1283 au château de Puimichel. Orpheline dès l’âge de sept ans, elle entre à l’abbaye Sainte-Catherine de Sorps, où elle est confiée à sa tante, religieuse. Elle y puise une culture intellectuelle considérable et une passion pour la lecture. La vie des saints la remplit de délices, surtout les saints et les saintes vierges. Elle raconte elle-même, dans le procès de canonisation de son futur mari, qu’elle a conçu vers l’âge de huit ans un tel amour de la virginité qu’elle est absolument décidée à la conserver toute sa vie et à se faire religieuse ou, comme elle le disait, « moinesse ». Elle dit aussi que la certitude de donner le jour à l’un des douze apôtres n’aurait pas suffi à la décider à contracter mariage !
Elzéar de Sabran est lui aussi un jeune seigneur de Provence, de deux ans le cadet de Delphine. Lui aussi est élevé dans un monastère, l’abbaye Saint-Victor de Marseille, dont son oncle est abbé. Le jeune garçon édifie les religieux par son zèle à réciter l’office divin et par sa tendre dévotion. Il a surtout un ardent désir de donner sa vie pour Jésus-Christ et de mourir comme un chevalier chrétien pour le tombeau du Christ. Ainsi, tandis que Delphine ne songe qu’à consacrer à Dieu sa virginité et à prendre le voile, Elzéar n’aspire qu’à prendre la croix pour aller guerroyer en Palestine. La providence en décidera autrement, manifestant la puissance de la volonté de Dieu, à laquelle ils adhéreront, non sans difficultés.
Il arrive que le roi de Naples et comte de Provence, Charles II, neveu de saint Louis, décide du sort des jeunes enfants. Pour des raisons politiques, il ordonne les fiançailles de Delphine et Elzéar, lesquelles sont célébrées en grande pompe à Marseille, en présence du roi, de la reine et de toute la cour, à la fin de l’année 1295, le jour de la Sainte-Cécile, c’est-à-dire le 22 novembre. Delphine s’y prête avec une grande aversion. Elle fait alors une prière suppliante au Ciel, et il lui semble entendre la Sainte Vierge l’assurer de la protection de sa virginité. D’après son propre témoignage, Delphine en sort animée d’un courage extraordinaire, prête à soutenir hardiment la lutte jusqu’à la mort.
Malgré ses répugnances au mariage, Delphine éprouve pour son fiancé un véritable attachement du cœur. Elle l’appelle son « cher seigneur et mari ». Quant à Elzéar, son historien nous dit que, dès qu’il la connut, il l’aima tendrement. Les saints ne sont pas sans affection, mais ils la portent à sa forme la meilleure, emprunte de pureté, de fidélité et de toutes les vertus qui la hissent au sommet de l’amour divin.
On lit dans les actes du procès de canonisation de Delphine, à l’article IX : « Deux ans après, ledit mariage fut contracté et solennisé entre eux en face de la sainte mère Église, et lorsque, après cet acte, elle fut sollicitée par son époux, damoiselle Delphine, alors âgée de quinze ans, se mit à exhorter Elzéar, qui n’en avait que treize, à garder la virginité. » C’est ainsi que le soir de ses noces, Delphine lui raconte la vie de sainte Cécile et de saint Valérien, de saint Alexis et de sa femme, et de nombre d’autres qui vécurent ainsi dans une union virginale. Elzéar, qui ne s’était rien proposé de semblable, comme dit son historien, s’agenouille à côté de son épouse et ils passent ainsi la nuit entière sans prendre aucun repos, priant et pleurant ensemble.
« Les unions fraternelles sous le voile du mariage, dont Delphine et Elzéar devaient nous laisser un si touchant modèle, n’étaient pas rares chez les chrétiens des premiers siècles, et la tradition devait s’en perpétuer dans l’Église, sans interruption […]. L’histoire des deux jeunes cousins [éloignés] devait offrir toutefois ce caractère particulier que, selon le témoignage unanime de tous les témoins entendus dans le procès de canonisation, durant vingt-sept ans, lorsque les voyages et les expéditions militaires d’Elzéar ne les séparaient pas, ils partagèrent la même chambre et le même lit. Car ils étaient obligés de cacher à tous les yeux les secrets de leur vie, afin de ne pas exciter la colère de leurs parents » (marquise de Forbin d’Oppède, La Bienheureuse Delphine de Sabran, 1883). En effet, la grande espérance du grand-père d’Elzéar consiste en sa descendance, et c’est pourquoi il va jusqu’à envoyer des serviteurs dans la chambre de son petit-fils pour s’assurer qu’il couche bien dans le même lit que sa femme !
Il sera sans doute difficile aujourd’hui de concevoir une telle chaste union, dans une telle proximité… L’association de la virginité avec le mariage, dans une tendresse de sentiments réciproques, porta des fruits incomparables à leur époque, encourageant leurs proches à renouer avec la ferveur des premiers chrétiens, dont beaucoup vécurent ainsi. Leur exemple est aujourd’hui un rappel de ce qu’est le cœur du mariage chrétien : l’union des cœurs des époux en Dieu. La loi ordinaire du mariage chrétien souffre ainsi de quelques exceptions qui sont de pures merveilles de la grâce, triomphante de la nature !
Alors que Delphine a accompli son vœu de consacrer perpétuellement sa virginité, Elzéar se demande longtemps s’il n’est pas imprudent pour lui de promettre la même chose en demeurant auprès de Delphine, qu’il aime tant. Il hésite même à la quitter pour s’ensevelir dans un cloître. Delphine en tombe gravement malade. Ils s’engagent finalement l’un envers l’autre pour de bon, et nous avons la déposition d’André Durant, chanoine d’Apt, médecin et confesseur de Delphine, qui en reçoit la confidence de la comtesse elle-même.
Quelques années plus tard, le 22 juillet 1316, à la suite de la veillée d’armes d’Elzéar, qui a été fait chevalier par le roi, ils renouvellent leur vœu au château d’Ansouis, en présence de plusieurs témoins. Ils posent les mains jointes sur le missel et prononcent publiquement leur vœu en ces termes : « Je voue et promets à vous et à votre Très Sainte Mère, comme aussi à tous les saints du paradis, de vivre chastement jusqu’à la mort, et de conserver toute ma vie la virginité que j’ai gardée jusqu’à présent par votre miséricorde ; je suis prêt à endurer toutes sortes d’afflictions, de tourments et la mort même, plutôt que de la violer jamais. » Ils entrent ce jour dans le tiers ordre franciscain.
Il est difficile de résumer le bien que firent ces époux, notamment au sein de leur château, avec leurs domestiques. Elzéar établit un règlement selon lequel la bonne vie chrétienne est obligatoire, les blasphèmes sévèrement punis, les offices religieux quotidiens, etc. Delphine exerce sa charité de toutes les manières. En 1323, Elzéar meurt. Veuve, Delphine continue à vivre à la cour de Naples pendant dix-sept ans. Puis, en 1331, elle prononce un vœu de pauvreté, offrant un spectacle étonnant : la grande dame de Puimichel, de Sabran et d’Ansouis se met à pratiquer la mendicité publique, d’abord à Naples, puis à Apt, ce qui ne laisse personne indifférent… La comtesse passe aux yeux de tous pour une sainte, et c’est aussi pourquoi elle aspire à vivre cachée sous sa bure grossière, avec le trésor de son cœur offert à Dieu, d’abord, et à son cher Elzéar.
Elle suscite des émules dans la haute société, groupant autour d’elle « un groupe de vierges et de veuves continentes », prenant plaisir à parler des bienfaits de la virginité. Elle sait que l’âme chrétienne doit entraîner le corps et non l’inverse.
Elle décède avec une telle réputation de sainteté, le 26 novembre 1360, que les franciscains qui l’entourent présentent immédiatement au pape une demande de canonisation, appuyée par le cardinal de Grimoard, qui l’admirait, ainsi que du patriarche de Jérusalem. Le culte de Delphine est approuvé par le pape Innocent VII en 1694, mais son procès de canonisation, ouvert en 1363, n’est jamais achevé. Lors de cette ouverture, le peuple s’écrie par trois fois : « Elle est sainte ! »
Arnaud Boüan du Chef du Bos, directeur de la maison d’édition Trésors de nos Pères, pour retrouver, défendre et diffuser la véritable histoire sainte de France.
Au delà
Cette vie, plus admirable qu’imitable, n’en demeure pas moins un sommet d’héroïsme et l’illustration de ce que peut produire la grâce du sacrement du mariage dans deux âmes bien disposées.
Aller plus loin
Bénédicte des Grisons, Les Saints époux virginaux, Trésors de nos pères, 2024.
En complément
Elzéar Borély, de l’ordre des frères mineurs conventuels, docteur en théologie, Les Miracles de la grâce victorieuse de la nature en la personne de sainte Delphine, vierge et mariée à saint Elzéar, comte d’Arian,1654.
R.P. Binet, Saint Elzéar de Sabran, gentilhomme provençal, et la bienheureuse comtesse Dauphine, vierge et mariée, 1659.
Abbé Boze, Histoire de saint Elzéar et de sainte Delphine, Avignon, 1821.
Marquise de Forbin d’Oppède, La Bienheureuse Delphine de Sabran, Plon, 1883
Geneviève Duhamelet, Elzéar et Dauphine de Sabran, Paris, Éditions franciscaines, 1964.
Paul Amargier, Dauphine de Puimichel et son entourage au temps de sa vie aptésienne (1345 – 1360), 1987.
André Vauchez, Aux origines de la « fama sanctitatis » d’Elzéar († 1323) et Dauphine de Sabran († 1360) : le mariage virginal, 1987.
Suzanne Bernard, Les Époux vierges : Elzéar de Sabran et Delphine de Signe, Paris, Perrin , 1994.