
Les martyrs d’Ouganda ou l’éternelle répétition des persécutions (1885)
En 1879, deux Pères blancs, ordre religieux fondé par le cardinal Lavigerie pour évangéliser l’Afrique, arrivent au royaume du Burganda, dans le sud de l’actuel Ouganda. Le souverain local, Mutesa, les autorise à s’installer près de sa résidence de Kampala, à prêcher la foi catholique et à célébrer la messe. Si la cohabitation se passe bien avec les missionnaires anglicans établis deux ans plus tôt, il n’en va pas de même avec les représentants de l’islam, qui voient d’un mauvais œil la concurrence chrétienne. Rapidement, la situation se tend, au point que les évangélisateurs français, en danger, s’en vont, laissant momentanément nombre de convertis appartenant à l’entourage royal. Ces laïcs courageux entreprennent d’évangéliser à la place des prêtres. Parmi eux, l’intendant royal, Joseph Mukasa, haute personnalité haïe du Premier ministre. La mort de Mutesa et l’accession au pouvoir de son fils, Mwanga II, jeune homme violent et capricieux, facile à manipuler, entraînent une série de règlements de comptes politiques dont les chrétiens font tragiquement les frais entre 1885 et 1887. Canonisés en 1964, les martyrs d’Ouganda sont fêtés le 3 juin.
Les raisons d'y croire
Dans la région, très longtemps fermée au monde extérieur, l’unique pratique religieuse en vigueur jusqu’à la fin du XIXe siècle est l’animisme, que les missionnaires chrétiens tiennent pour satanique. Le pouvoir des sorciers et des esprits qu’ils invoquent, les sorts qu’ils jettent, leur connaissance des poisons et leurs talents de guérisseurs font peser la terreur sur les populations, qui ressentent la venue des missionnaires chrétiens comme une véritable libération.
Il faut une vraie force d’âme et du courage pour s’arracher à l’emprise des fétichistes. Il ne faut donc pas s’étonner de la détermination des convertis face à la persécution. Ils sont remplis de la force du Saint-Esprit, ainsi qu’il a été promis par Jésus aux disciples.
Bien que la crainte de voir les évangélisateurs être les têtes de pont d’une entreprise colonisatrice de la part des grandes puissances européennes soit mise en avant par Mwanga pour justifier ses violences, ce dernier se comporte exactement comme s’il voulait provoquer l’intervention des Blancs : l’assassinat de l’évêque anglican et de son clergé, courant 1885, ne peut que provoquer des représailles de la part de la Grande-Bretagne. L’argument politique dissimule donc la haine du message chrétien, conformément à ce que le Christ a prophétisé concernant les souffrances promises à ceux qui le suivront : « Le serviteur n’est pas plus grand que le Maître ; s’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront. »
L’intendant Joseph Mukasa, converti au christianisme, est décapité le 15 novembre 1885, et son corps brûlé. Il s’agit d’une mise à l’épreuve de la foi des convertis, que les persécuteurs croient faire douter de la résurrection des corps en réduisant en cendres leurs dépouilles.
Cependant, conformément à une vérité mise en évidence par l’apologète Tertullien au début du IIIe siècle, « Le sang des martyrs est semence de chrétiens. » Dans la semaine qui suit l’exécution de Mukasa, cinq cent douze personnes de l’entourage du roi demandent le baptême. Avec honnêteté, les prêtres les avertissent qu’ils risquent leur vie, mais aucun ne recule, habités qu’ils sont par la vertu de force et les grâces baptismales.
Mukasa est remplacé dans son rôle d’évangélisateur et chef de file des convertis par un jeune homme d’une vingtaine d’années, Charles Lwanga, qui dirige la garde du roi, et a la responsabilité des jeunes pages de la cour – responsabilité qui va lui permettre d’enseigner la foi à presque tous les garçons dont il a la charge. Charles sait pourtant qu’il risque une fin d’autant plus atroce qu’il sera tenu pour un traître, mais il ne faiblit pas, surtout quand il s’agit de convaincre ces enfants et adolescents qu’ils ne doivent plus accepter de se soumettre aux amusements pédophiles du souverain, habitué à choisir parmi eux ses partenaires. L’enseignement de la chasteté sera, en Ouganda comme ailleurs, l’un des griefs faits aux chrétiens, accusés de remettre en cause les mœurs ancestrales et ainsi de déstabiliser la société.
Le 25 mai 1886, au retour d’une partie de chasse décevante, le roi, furieux, s’aperçoit qu’il n’y a aucun page à la résidence royale ; tous sont allés écouter un enseignement religieux. Au retour des adolescents, il se saisit du premier qui se présente : il égorge de sa propre main le jeune Denis Sebuggwao, puis livre au bourreau un autre adolescent, André Kaggwa, auquel on tranche les membres avant de le tuer. Après quoi, Mwanga annonce que tous ceux qui s’obstineront à professer la religion des Blancs au détriment de l’animisme ou de l’islam seront exécutés, car le christianisme est désormais interdit. Il ordonne que les pages comparaissent afin d’abjurer, mais, en dépit des exemples horribles qu’ils viennent de voir, tous refusent de revenir aux idoles.
Ces enfants, dont l’éducation chrétienne est limitée, emploient spontanément les mots utilisés jadis par les martyrs des persécutions romaines, preuve que c’est l’Esprit qui s’exprime par leur bouche et leur dicte ce qu’ils doivent dire. Tous sont condamnés à mort.
Le plus jeune, le petit Kizito, a treize ans. L’enfant est terrifié mais il ne faiblit pas, illustrant la parole de l’Écriture : Dieu s’est préparé une louange de la part des petits enfants. Pareil héroïsme dépasse les forces d’un enfant de cet âge.
Tandis qu’on lui verse de l’eau bouillante sur les pieds, Charles Lwanga dit : « C’est comme si vous versiez de l’eau dessus pour les laver. » Il ne montre aucun signe de douleur : sans doute n’est-ce pas fanfaronnade, mais phénomène mystique d’impassibilité, observé depuis les premières persécutions, qui évite aux martyrs, en extase, de ressentir les souffrances endurées. Il a été trop souvent rapporté (entre autres dans les actes des martyrs de Lyon, en 177, et de Carthage, en 204) pour être sérieusement mis en doute.
En savoir plus
L’installation en 1879 des Pères blancs Simon Lourdel et Léon Livinhac au royaume du Buganda, à proximité de la résidence royale de Kampala, permet la conversion de nombreuses personnes de la cour, mais la situation s’envenime vite, sorciers et musulmans étant prêts à tout pour écarter la « concurrence ». Les prêtres français préfèrent s’éloigner, leur sécurité n’étant pas assurée. Ils reviennent après la mort du roi Mutasa, en 1885, à la demande de son fils et successeur, Mwanga II. L’évangélisation a beaucoup progressé grâce à l’investissement des convertis laïcs, notamment l’intendant royal Joseph Mukasa. Mwanga II est malheureusement un garçon faible et coléreux, sujet à des crises de violence, irréfléchi et influençable. Il se laisse convaincre par son Premier ministre islamophile que Mukasa veut le renverser et livrer le pays aux Blancs.
Ayant fait assassiner l’évêque anglican et son clergé, le roi fait mettre à mort le 15 novembre 1885 son intendant, soupçonné à tort de trahison. Un autre converti, le jeune chef de la garde du souverain, Charles Lwanga, reprend le flambeau, s’attachant spécialement à convertir les pages du palais, issus de l’aristocratie locale. Une fois baptisés, ces adolescents n’acceptent plus de servir de partenaires sexuels au souverain, qui prend ce refus pour une rébellion. Le 25 mai 1886, dans une crise de rage, il égorge de sa propre main le jeune Denis Sebuggwao, en dépit des supplications d’une princesse (l’une de ses sœurs), puis officialise le lendemain la persécution.
Mis en demeure de renier le Christ, aucun des garçons n’y consent, malgré les coups, les menaces et le spectacle de l’exécution de leur camarade, André Kaggwa. Tous sont condamnés à mourir brûlés vifs s’ils n’apostasient pas. À quoi le jeune Bruno Serunuma rétorque : « Vous pouvez brûler nos corps, pas nos âmes, qui iront droit au paradis. » L’on convoque alors leurs parents qui, pour ne pas encourir la colère royale, renient « ces enfants rebelles », conseillant au roi de les mettre à mort au plus vite et promettant de « lui en faire d’autres plus obéissants ».
Enchaînés à la suite de Charles Lwanga, les jeunes témoins, catholiques et anglicans mêlés, au nombre de soixante-cinq, sont traînés à pied, sous les coups et les insultes, jusqu’à Namugongo. Plusieurs sont tués en route à coups de sagaies. Un jeune converti, Pontien Ngondwé, qui s’est signé à leur passage et s’est reconnu chrétien, est abattu, lui aussi.
Arrivés au lieu du supplice, les bourreaux commencent par torturer Charles, dans l’idée que son supplice fera fléchir les adolescents, dont il soutient la foi et le courage, à l’instar du petit Kizito, le plus jeune, treize ans, qui, terrifié, s’accroche à sa main « pour avoir moins peur du feu ». Tandis qu’on les enveloppe dans des nattes de paille avant de les porter au bûcher, les adolescents baisent le sol en disant : « C’est ici que nous allons voir Jésus ! »
À l’exception du fils du bourreau, que son père assomme avant de le jeter dans les flammes, les garçons sont brûlés vifs. L’on entend monter du bûcher la prière du Notre Père, qui ne s’achèvera qu’avec le dernier soupir du dernier supplicié.
Un ultime martyr s’ajoute au groupe en janvier 1887, lorsque le jeune Jean-Marie Muezeyyi se dénonce spontanément, ne supportant plus de se cacher pour pratiquer sa foi. « Je suis chrétien, le Christ est ressuscité ! Il est vivant ! », affirme-t-il devant le roi, ce qui lui vaut d’être décapité et son corps jeté aux crocodiles dans un marécage. L’Église catholique et les anglicans ont canonisé leurs martyrs respectifs en 1964. La grande basilique des martyrs d’Ouganda s’élève à l’emplacement du bûcher. Charles et Kizito ont été proclamés patrons de la jeunesse africaine.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Au delà
La mise en place et le déroulement de la persécution en Ouganda suit un scénario joué des centaines de fois à travers le monde dans le passé, reprenant partout et toujours les mêmes arguments et méthodes pour discréditer les chrétiens, puis pour s’en débarrasser s’ils n’abjurent pas : mise à l’épreuve de la foi des convertis, tentative de faire passer le christianisme pour une entreprise colonisatrice, accusation de déstabiliser la société, etc.
Or, Mwanga et ses conseillers ne savent rien de l’histoire du christianisme. Il y a donc, dans la répétition systématique des faits et des arguments, une influence mauvaise directement inspirée par le démon, qui emploie des moyens très humains et se sert des haines et jalousies de ceux qu’il tient pour entraver l’avancée du Christ en Afrique.
Aller plus loin
Marie André, Les Martyrs noirs de l’Ouganda, 1936. Réédité aux éditions Saint-Rémi, 2011.
En complément
Munaku Tukulaba, Les Martyrs de l’Ouganda, Éditions Saint-Paul, 1977. FeniXX réédition numérique (coll. « Les Classiques africains »), 2015.
La bande dessinée de l’abbé Paul Bouin et de Bernard Baray : Les Martyrs de l’Ouganda, Fleurus (coll. « Belles histoires et belles vies », n° 21, 1962.
John F. Faupel, African Holocaust: The Story of the Uganda Martyrs, 1962, réédition 2011 (en anglais).
Le bref de béatification de Benoît XV, le 6 juin 1920 (en italien).
Le film Les Saints martyrs d’Ouganda, disponible en ligne .