Léon XIII, Providentissimus Deus (1893)
Face aux attaques croissantes des rationalistes qui remettent en cause l’inspiration divine et l’authenticité des Écritures, l’Église, guidée par l’Esprit-Saint et fidèle à la tradition apostolique, affirme la nécessité d’une interprétation biblique rigoureuse et éclairée, confiée à des maîtres formés dans la foi catholique. Marie, Mère de la Parole incarnée, demeure le modèle de docilité à la vérité révélée, invitant chaque croyant à accueillir avec confiance la sagesse de l’Église dans l’étude des Saintes Écritures.
Auparavant, le Saint-Siège a eu surtout affaire à ceux qui, s’appuyant sur leur jugement particulier, et répudiant les diverses traditions et l’autorité de l’Église, affirmaient que l’Écriture était l’unique source de la révélation et le juge suprême de la foi.
Maintenant, nos adversaires principaux sont les rationalistes, qui, fils et héritiers pour ainsi dire de ces hommes dont Nous parlons plus haut, se fondant de même sur leur propre opinion, ont rejeté entièrement même ces restes de foi chrétienne, encore acceptés par leurs prédécesseurs.
Ils nient, en effet, absolument toute inspiration, ils nient l’Écriture, et ils proclament que tous ces objets sacrés ne sont qu’inventions et artifices des hommes ; ils regardent les Livres Saints non comme contenant le récit exact d’événements réels, mais comme des fables ineptes, comme des histoires mensongères. À leurs yeux, il n’y a pas de prophéties, mais des prédictions forgées après que les événements ont été accomplis, ou bien des pressentiments dus à des causes naturelles ; il n’existe pas de miracles vraiment dignes de ce nom, manifestations de la puissance divine, mais des faits étonnants qui ne dépassent nullement les forces de la nature, ou encore des prestiges et des mythes ; enfin les écrits des apôtres ne sont pas écrits par les auteurs auxquels on les attribue.
Pour appuyer de telles erreurs, grâce auxquelles ils croient pouvoir anéantir la vérité de l’Écriture, ils invoquent les décisions d’une nouvelle science libre ; ces décisions sont d’ailleurs si incertaines aux yeux mêmes des rationalistes, qu’ils varient et se contredisent souvent sur les mêmes points.
Et tandis que ces hommes jugent et parlent d’une façon si impie au sujet de Dieu, du Christ, de l’Évangile et du reste des Écritures, il n’en manque pas parmi eux qui veulent être regardés comme chrétiens, comme théologiens, comme exégètes et qui, sous un nom très honorable, voilent toute la témérité d’un esprit plein d’insolence.
À ceux-ci viennent s’ajouter un certain nombre d’hommes qui, ayant le même but et les aidant, cultivent d’autres sciences, et qu’une semblable hostilité envers les vérités révélées entraîne de même façon à attaquer la Bible. Nous ne saurions trop déplorer l’étendue et la violence de plus en plus grande que prennent ces attaques. Elles sont dirigées contre des hommes instruits et sérieux, quoique ceux-ci puissent se défendre sans trop de difficultés ; mais c’est surtout contre la foule des ignorants que des ennemis acharnés agissent par tous les procédés.
Au moyen des livres, des opuscules, des journaux, ils répandent un poison funeste ; par des réunions, par des discours, ils le font pénétrer plus avant ; déjà ils ont tout envahi, ils possèdent de nombreuses écoles arrachées à l’Église, où, dépravant misérablement, même par la moquerie et les plaisanteries bouffonnes, les esprits encore tendres et crédules des jeunes gens, ils les excitent au mépris de l’Écriture.
Il y a bien là, Vénérables Frères, de quoi émouvoir et animer le zèle commun des pasteurs, de telle sorte qu’à cette science nouvelle, à cette science fausse (24), on oppose cette doctrine antique et vraie que l’Église a reçue du Christ par l’intermédiaire des apôtres, et que, dans un tel combat, se lèvent de toutes parts d’habiles défenseurs de l’Écriture.
Notre premier soin doit donc être celui-ci : que dans les Séminaires, dans les Universités, les Lettres divines soient enseignées en tout point comme le demandent l’importance même de cette science et les nécessités de l’époque actuelle.
Pour cette raison, vous ne devez rien avoir plus à cœur que la prudence dans le choix des professeurs ; pour cette fonction, en effet, il importe de désigner, non pas des hommes pris parmi la foule, mais ceux que recommandent un grand amour et une longue pratique de la Bible, une véritable culture scientifique, qui soient, en un mot, à la hauteur de leur mission.
Il ne faut pas mettre moins de soin à préparer ceux qui devront prendre ensuite la place de ceux-ci. Il Nous plaît donc que, partout où cela sera possible, on choisisse parmi les disciples qui auront parcouru d’une façon satisfaisante le cycle des études théologiques, un certain nombre qui s’appliqueront tout entiers à acquérir la connaissance des Saints Livres, et auxquels on fournira la possibilité de se livrer à des travaux plus étendus. Quand les maîtres auront été ainsi désignés et formés, qu’ils abordent avec confiance la tâche qui leur sera confiée, et pour qu’ils la remplissent excellemment, pour qu’ils obtiennent les résultats auxquels on peut s’attendre, Nous voulons leur donner quelques instructions plus développées.
Au début même des études, ils doivent examiner la nature de l’intelligence des disciples, faire en sorte de la cultiver, de la rendre apte en même temps à conserver intacte la doctrine des Livres Saints, et à en saisir l’esprit. Tel est le but du Traité de l’introduction biblique, qui fournit à l’élève le moyen de prouver l’intégrité et l’authenticité de la Bible, d’y chercher et d’y découvrir le vrai sens des passages, d’attaquer de front et d’extirper jusqu’à la racine les interprétations sophistiques.
À peine est-il besoin d’indiquer combien il est important de discuter ces points dès le début, avec ordre, d’une façon scientifique, en recourant à la théologie ; et, en effet, toute l’étude de l’Écriture s’appuie sur ces bases, s’éclaire de ces lumières. Le professeur doit s’appliquer avec un très grand soin à bien faire connaître la partie la plus féconde de cette science, qui concerne l’interprétation, expliquer à ses auditeurs comment ils pourront utiliser les richesses de la parole divine pour l’avantage de la religion et de la piété.
Certes, Nous comprenons que ni l’étendue du sujet, ni le temps dont on dispose, ne permettent de parcourir dans les écoles tout le cercle des Écritures. Mais, puisqu’il est besoin de posséder une méthode sûre pour diriger avec fruit l’interprétation, un maître sage devra éviter à la fois le défaut de ceux qui font étudier des passages pris çà et là dans tous les livres, le défaut aussi de ceux qui s’arrêtent sans mesure sur un chapitre déterminé d’un seul livre.
Si, en effet, dans la plupart des écoles, on ne peut atteindre le même but que dans les académies supérieures, à savoir qu’un livre ou l’autre soit expliqué d’une façon suivie et détaillée, au moins doit-on mettre tout en œuvre afin d’arriver à ce que les passages choisis pour l’interprétation soient étudiés d’une façon suffisamment complète ; les élèves, alléchés en quelque sorte et instruits par cet exemple d’explication, pourront ensuite relire et goûter le reste de la Bible pendant toute leur vie.
Le professeur, fidèle aux prescriptions de ceux qui Nous ont précédé, devra faire usage de la version Vulgate.
C’est celle, en effet, que le Concile de Trente a désignée comme authentique et comme devant être employée « dans les lectures publiques, les discussions, les prédications et les explications » ; c’est celle aussi que recommande la pratique quotidienne de l’Église. Nous ne voulons pas dire cependant qu’il ne faudra pas tenir compte des autres versions que les chrétiens des premiers âges ont utilisées avec éloges, et surtout des textes primitifs.
En effet si, pour ce qui concerne les grands points, le sens est clair d’après les éditions hébraïque et grecque de la Vulgate, cependant, si quelque passage ambigu ou moins clair s’y rencontre, « le recours à la langue précédente », suivant le conseil de saint Augustin, sera très utile.
Il est clair qu’il faudra apporter à cette tâche beaucoup de circonspection ; c’est, en effet, le devoir du commentateur d’indiquer, non pas ce que lui-même pense, mais ce que pensait l’auteur qu’il explique.
Après que la lecture aura été conduite avec soin jusqu’au point voulu, alors ce sera le moment de scruter et d’expliquer le sens. Notre premier conseil à ce sujet est d’observer les prescriptions communément en usage relatives à l’interprétation, avec d’autant plus de soin que l’attaque des adversaires est plus vive.
Il faut donc peser avec soin la valeur des mots eux-mêmes, la signification du contexte, la similitude des passages, etc. et aussi profiter des éclaircissements étrangers de la science qu’on nous oppose. Cependant, le maître devra prendre garde à ne pas consacrer plus de temps et plus de soin à ces questions qu’à l’étude des Livres divins eux-mêmes, de peur qu’une connaissance trop étendue et trop approfondie de tels objets n’apporte à l’esprit des jeunes gens plus de troubles que de force.
De là résulte une marche sûre à suivre dans l’étude de l’Écriture au point de vue théologique.
Il importe, en effet, de remarquer à ce sujet qu’aux autres causes de difficultés qui se présentent dans l’explication de n’importe quels auteurs anciens, s’en ajoutent quelques-unes qui sont spéciales à l’interprétation des Livres Saints. Comme ils sont l’œuvre de l’Esprit-Saint, les mots y cachent nombre de vérités qui surpassent de beaucoup la force et la pénétration de la raison humaine, à savoir les divins mystères et ce qui s’y rattache. Le sens est parfois plus étendu et plus voilé que ne paraîtraient l’indiquer et la lettre et les règles de l’herméneutique ; en outre, le sens littéral cache lui-même d’autres sens qui servent soit à éclairer les dogmes, soit à donner des règles pour la vie.
Aussi, l’on ne saurait nier que les Livres Saints sont enveloppés d’une certaine obscurité religieuse, de sorte que nul n’en doit aborder l’étude sans guide : Dieu l’a voulu ainsi (c’est l’opinion commune des saints Pères) pour que les hommes les étudiassent avec plus d’ardeur et plus de soin, pour que les vérités péniblement acquises pénétrassent plus profondément leur esprit et leur cœur ; pour qu’ils comprissent surtout que Dieu a donné les Écritures à l’Église afin que, dans l’interprétation de ses paroles, celle-ci fût le guide et le maître le plus sûr.
Là où Dieu a mis ses dons, là doit être cherchée la vérité. Les hommes en qui réside la succession des apôtres expliquent les Écritures sans aucun danger d’erreur, saint Irénée nous l’a déjà enseigné.
C’est sa doctrine et celle des autres Pères qu’a adoptée le Concile du Vatican, quand, renouvelant un décret du Concile de Trente sur l’interprétation de la parole divine écrite, il a décidé que, « dans les choses de la foi et des mœurs, tendant à la fixation de la doctrine chrétienne, on doit regarder comme le sens exact de la Écriture, celui qu’a regardé et que regarde comme tel notre Mère l’Église, à qui il appartient de juger du sens et de l’interprétation des Livres sacrés. Il n’est donc permis à personne d’expliquer l’Écriture d’une façon contraire à cette signification ou encore au consentement unanime des Pères. »
Par cette loi pleine de sagesse, l’Église n’arrête et ne contrarie en rien les recherches de la science biblique, mais elle la maintient à l’abri de toute erreur et contribue puissamment à ses véritables progrès. Chaque docteur, en effet, voit ouvert devant lui un vaste champ dans lequel, en suivant une direction sûre, son zèle peut s’exercer d’une façon remarquable et avec profit pour l’Église.
À la vérité, quant aux passages de la Écriture qui attendent encore une explication certaine et bien définie, il peut se faire, grâce à un bienveillant dessein de la Providence de Dieu, que le jugement de l’Église se trouve pour ainsi dire mûri par une étude préparatoire. Mais, au sujet des points qui ont été déjà fixés, le docteur peut jouer un rôle également utile, soit en les expliquant plus clairement à la foule des fidèles, d’une façon plus ingénieuse aux hommes instruits, soit en les défendant plus fortement contre les adversaires de la foi.
L’interprète catholique doit donc regarder comme un devoir très important et sacré d’expliquer dans le sens fixé les textes de l’Écriture dont la signification a été indiquée authentiquement soit par les auteurs sacrés, que guidait l’inspiration de l’Esprit-Saint, comme cela a lieu dans beaucoup de passages du Nouveau Testament, soit par l’Église, assistée du même Saint-Esprit, et au moyen d’un jugement solennel, ou par son autorité universelle et ordinaire ; il lui faut se convaincre que cette interprétation est la seule qu’on puisse approuver d’après les lois d’une saine herméneutique.
Sur les autres points, il devra suivre les analogies de la foi et prendre comme modèle la doctrine catholique telle qu’elle est indiquée par l’autorité de l’Église. En effet, c’est le même Dieu qui est l’auteur et des Livres sacrés, et de la doctrine dont l’Église a le dépôt. Il ne peut donc arriver, assurément, qu’une signification attribuée aux premiers et différant en quoi que ce soit de la seconde, provienne d’une légitime interprétation.
Il résulte évidemment de là qu’on doit rejeter comme insensée et fausse toute explication qui mettrait les auteurs sacrés en contradiction entre eux, ou qui serait opposée à l’enseignement de l’Église.
Celui qui professe l’Écriture doit aussi mériter cet éloge qu’il possède à fond toute la théologie, qu’il connaît parfaitement les commentaires des saints Pères, des Docteurs et des meilleurs interprètes. Telle est la doctrine de saint Jérôme et de saint Augustin, qui se plaint avec juste raison en ces termes : « Si toute science, quoique peu importante et facile à acquérir, demande, comme c’est évident, à être enseignée par un homme docte, par un maître, quoi de plus orgueilleusement téméraire que de ne pas vouloir connaître les Livres sacrés d’après l’enseignement de leurs interprètes. » Tel a été aussi le sentiment des autres Pères, qu’ils ont confirmé par des exemples : « Ils expliquaient les Écritures non d’après leur propre opinion, mais d’après les écrits et l’autorité de leurs prédécesseurs, parce qu’il était évident que ceux-ci avaient reçu pour succession des apôtres les règles pour l’interprétation des Livres sacrés. »
Le témoignage des saints Pères, - « qui après les apôtres ont été pour ainsi dire les jardiniers de la Église, ses constructeurs, ses pasteurs, l’ont nourrie, l’ont fait croître » (Saint Augustin.) - a aussi une grande autorité toutes les fois qu’ils expliquent tous d’une seule et même manière un texte biblique, comme concernant la foi ou les mœurs : car de leur accord il résulte clairement que selon la doctrine catholique, cette explication est venue telle, par tradition, des apôtres.
L’avis de ces mêmes Pères est aussi digne d’être pris en très grande considération lorsqu’ils traitent des mêmes sujets en tant que docteurs et comme donnant leur opinion particulière ; en effet, non seulement leur science de la doctrine révélée et la multitude des connaissances nécessaires pour interpréter les livres apostoliques les recommandent puissamment, mais encore Dieu lui-même a prodigué les secours de ses lumières à ces hommes remarquables par la sainteté de leur vie et par leur zèle pour la vérité.
Que l’interprète sache donc qu’il doit suivre leurs pas avec respect et jouir de leurs travaux par un choix intelligent. Il ne lui faut cependant pas croire que la route lui est fermée, et qu’il ne peut pas, lorsqu’un motif raisonnable existe, aller plus loin dans ses recherches et dans ses explications. Cela lui est permis, pourvu qu’il suive religieusement le sage précepte donné par saint Augustin : « ne s’écarter en rien du sens littéral et comme évident ; à moins qu’il n’ait quelque raison qui l’empêche de s’y attacher ou qui rende nécessaire de l’abandonner ». Cette règle doit être observée avec d’autant plus de fermeté, qu’au milieu d’une si grande ardeur d’innover et d’une telle liberté d’opinions, il existe un plus grave danger de se tromper.
Celui qui enseigne les Écritures se gardera aussi de négliger le sens allégorique ou analogique attaché par les saints Pères à certaines paroles, surtout lorsque cette signification découle naturellement du sens littéral et s’appuie sur un grand nombre d’autorités.
L’Église, en effet, a reçu des apôtres ce mode d’interprétation et l’a approuvé par son exemple, ainsi que cela ressort de la liturgie. Ce n’est pas que les Pères aient prétendu ainsi démontrer par eux-mêmes les dogmes de la foi, mais parce qu’ils ont expérimenté que cette méthode était bonne pour nourrir la vertu et la piété.
L’autorité suprême en matière d’interprétation des Écritures n’est pas le Docteur en théologie
L’autorité des autres interprètes catholiques est à la vérité moindre ; cependant, puisque les études bibliques ont fait dans l’Église des progrès continus, il faut rendre aux commentaires de ces docteurs l’honneur qui leur est dû ; on peut emprunter à leurs travaux beaucoup d’arguments propres à repousser les attaques et à éclaircir les points difficiles.
Mais ce qui ne convient pas, c’est qu’ignorant ou méprisant les excellents ouvrages que les nôtres nous ont laissés en grand nombre, l’interprète leur préfère les livres des hétérodoxes ; qu’au grand péril de la doctrine et trop souvent au détriment de la foi, il y cherche l’explication de passages au sujet desquels les catholiques ont excellemment et depuis longtemps exercé leur talent, multiplié les travaux.
Quoique, en effet, les études des hétérodoxes, sagement utilisées, puissent parfois aider l’interprète catholique, cependant il importe à celui-ci de se souvenir que, d’après des preuves nombreuses empruntées aussi aux anciens, le sens non défiguré des Saintes Lettres ne se trouve nulle part en dehors de l’Église et ne peut être donné par ceux qui, privés de la vraie foi, ne