Bibiane : la fidélité héroïque d’une adolescente sans soutien humain
Le 3 décembre 362, à Rome, une jeune aristocrate, Bibiana – Viviane en français –, succombe sous les fouets des bourreaux, suivant dans le martyre ses parents et sa sœur. À cette date, il y a pourtant cinquante ans que l’Empire romain d’Occident a reconnu le Christ, mais la minorité païenne alors aux affaires n’a jamais cessé de rêver au jour où elle révoquerait les édits de Constantin. L’accession à la pourpre de l’empereur Julien, secrètement resté fidèle à la religion de ses ancêtres et qui, porté au pouvoir, ne s’en cachera plus, lui offre l’occasion tant attendue. Quelques dizaines de chrétiens seront les victimes de cette flambée de violence.
Les raisons d'y croire
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Moins d’un an après son supplice, l’Église fait élever un petit sanctuaire en l’honneur de Bibiana sur l’emplacement de sa maison familiale. Le souvenir des faits reste vivace : cela donne du poids au récit de sa passion, rédigé au VIe siècle mais manifestement fondé sur des sources plus anciennes.
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Les reliques de la jeune martyre, enterrée dans ce sanctuaire, sont vénérées avec celles de sa mère, Dafrosa, et de sa sœur Demetria. La seule absence est celle du père, Flavius, mort en déportation en Maremme toscane sous les mauvais traitements. On peut encore se recueillir devant la colonne de marbre rouge où, selon la tradition, Bibiana fut attachée pour être flagellée. Malgré quelques embellissements possibles, l’existence de Bibiana et de son supplice repose donc sur des éléments solides.
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Le récit de sa passion rapporte que les persécuteurs séparèrent le père, Flavius, des autres membres de la famille afin de faire abjurer ces derniers, après les avoir fragilisés. Ce procédé correspond bien aux méthodes déjà employées à l’époque des anciennes persécutions. On peut noter, à titre de parallèle, que des techniques similaires réapparaissent au XIXe siècle sous le règne de Tu Duc au Vietnam, sans influence historique directe : certains y lisent le signe d’un même inspirateur du mal, quels que soient le lieu et l’époque.
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Enfermées chez elles après la confiscation de leurs biens, Dafrosa et ses filles refusent toujours d’abjurer, au grand agacement des autorités. Dès que la mort du père est connue, le nouveau préfet fait aussi décapiter la veuve, début janvier 362, pour isoler les adolescentes. Que, dans ces circonstances, les deux jeunes filles demeurent inébranlablement fidèles, après avoir vu disparaître coup sur coup leur père puis leur mère, manifeste une force intérieure qui dépasse les seules ressources humaines : elles s’appuient sur un soutien qui les dépasse.
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Bibiana et Demetria sont alors privées de soins et de nourriture, dans l’idée qu’elles abjureront, mais, fortifiées par l’exemple de leurs parents, les deux jeunes filles résistent, bien qu’on leur promette, en échange de leur reniement, de leur restituer la fortune familiale et de les marier superbement. Cependant, les mauvais traitements ont raison de Demetria, qui en meurt le 21 juin 362. Là encore, la date et les circonstances de son décès sont attestées par le martyrologe.
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Restée seule, Bibiana est confiée à des parents demeurés païens, intéressés à la faire céder pour conserver son héritage. Ce détail concorde avec la situation réelle de l’aristocratie romaine du IVe siècle, au sein de laquelle les familles étaient souvent partagées entre christianisme et paganisme.
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Sa tante tente alors de la séduire en lui offrant les plaisirs et le luxe de leur milieu, afin de lui faire goûter les attraits du paganisme. On trouve des récits similaires quelques années plus tard sous la plume de saint Jérôme, qui relate comment sa parenté veut arracher la jeune sainte Eustochium à l’influence de sa mère, sainte Paule. Ce sont donc des pratiques courantes, et qui, là encore, sonnent juste.
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Comme Bibiana n’abjure pas et que beaucoup d’argent est en jeu, sa parenté va tenter de la contraindre par la violence : ses proches pensent que le fouet aura raison de son entêtement, mais la jeune fille succombe sous les coups de bourreaux qui ne sont pas des professionnels et ne savent pas doser leur effort. Elle n’en est pas moins une authentique martyre.
En savoir plus
À la mort de Constantin, en 337, ses fils, qui redoutent d’éventuelles revendications de leurs cousins – nés du second mariage de leur grand-père, Constance Chlore –, massacrent toute leur parenté pour éradiquer la concurrence. L’intervention d’un prêtre arien – l’arianisme est la religion officielle de la famille impériale – empêche toutefois l’assassinat des deux petits garçons du prince Julius Constantius. Découverts sous le lit où leur mère les a cachés avant d’être égorgée, Julien et son frère, Bassus, sont épargnés et élevés loin de Constantinople, après s’être vu imposer le baptême hérétique. Contre toute attente, au milieu des années 350, une longue série de fratricides fait de Julien l’héritier du trône. À peine empereur, Julien, qui haïssait les ariens, ce qui est compréhensible, et protégeait les catholiques contre leurs exactions, se proclame fidèle au culte du Soleil invaincu et, bon connaisseur des Évangiles, prend un malin plaisir à prendre les chrétiens au piège de leurs propres contradictions, notamment concernant les biens de ce monde… On ne le lui pardonnera pas.
Le jeune homme, influençable et lui-même incapable de violence, s’entoure de conseillers païens fortement hostiles au Christ, qui le poussent à prendre des mesures persécutrices, telle l’interdiction de l’enseignement aux professeurs chrétiens.
Cependant, il ne prononcera jamais la moindre sanction contre les catholiques de son entourage, qui refusent de l’accompagner au temple sacrifier aux idoles, le bravant publiquement ; il est donc douteux qu’il soit à l’origine des quelques victimes de la brève persécution orchestrée sous son règne et qui fut l’œuvre soit, en Orient, d’émeutiers, soit, en Occident, de notables païens nostalgiques, à l’origine de la mort de Bibiana et de sa famille.
Julien est mortellement blessé au combat en juin 363 pendant une campagne mal préparée contre les Perses. Ses derniers mots expriment le constat lucide qu’il pose sur son échec de restauration du paganisme : « Tu as vaincu, Galiléen… »
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.
Au delà
Depuis ses origines, l’Église a traversé plusieurs vagues de persécutions nettement identifiées. Les premières, sous l’Empire romain, s’étendent du Ier au début du IVe siècle, avec des phases aiguës sous Néron, Dèce, Valérien, puis Dioclétien, jusqu’à la paix constantinienne de 313. Après une période de relative tranquillité, certaines régions connaissent encore des violences, notamment sous Julien l’Apostat (361-363) , limitées mais révélatrices de tensions persistantes.
Au fil des siècles, d’autres persécutions surgissent hors du monde romain : en Perse sassanide au IVe siècle, sous divers pouvoirs musulmans médiévaux, puis à l’époque moderne avec la Révolution française, les expulsions et les massacres anticatholiques au Mexique (années 1920) ou en Espagne (1936-1939), et, plus récemment, sous les régimes totalitaires ou islamistes. Partout, la constance des martyrs atteste une fidélité que seule la foi peut expliquer.
Aller plus loin
G.W. Bowersock, Martyrdom and Rome, Cambridge University Press, 1995. : une étude courte et très rigoureuse qui replace le martyre chrétien dans son contexte social et politique réel, en distinguant soigneusement les faits établis des constructions ultérieures, ce qui en fait une référence solide et accessible.
En complément
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Liber Pontificalis : collection de notices biographiques des papes, commencée au VIe siècle et poursuivie pendant tout le Moyen Âge.
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Passio sanctae Bibianae : récit de la passion de sainte Bibiana, composé vraisemblablement au VIe siècle, à partir de traditions antérieures conservées à Rome.
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Le site Internet de l’église Santa Bibiana à Rome, en italien. La basilique est construite dès le IVe siècle sur le lieu de la maison et du tombeau de la sainte.