
La radieuse conversion des intellectuels Jacques et Raïssa Maritain (1906)
Les époux Jacques et Raïssa Maritain se convertissent ensemble au catholicisme après une quête philosophique et spirituelle intense ; leur baptême a lieu le 11 juin 1906 à Paris. La foi de ce couple et leur soif de vérité et d’absolu influenceront fortement et durablement les cénacles intellectuels et artistiques du XXe siècle. Leur vie offre un témoignage marquant en faveur de la vérité et de la profondeur du christianisme, religion capable de répondre aux plus hautes aspirations humaines de la raison et du cœur.
Les raisons d'y croire
Les parents de Raïssa viennent de familles juives. Jacques Maritain, petit-fils de Jules Favre, a quant à lui été éduqué très loin de toute religion. Rien ne destine donc ni l’un ni l’autre à embrasser la religion chrétienne.
Ce qui rassemble ces deux jeunes et brillants intellectuels, c’est une quête authentique de vérité.Jacques et Raïssa sont étouffés par le scientisme, le positivisme et le relativisme qui règnent à l’université à la fin du XIXe siècle. Lors d’un moment de grande souffrance existentielle, ils décident ensemble que, si la vérité ne peut être trouvée, ils se donneront la mort. Leur conversion naît de la découverte bouleversante que la vérité existe, qu’elle est intelligible et qu’elle s’incarne dans le christianisme.
C’est d’abord les cours d’Henri Bergson, au Collège de France, qui permettent à Raïssa et Jacques de sentir l’existence de la vérité objective et la « possibilité même du travail métaphysique » (Raïssa Maritain, Les Grandes Amitiés). Leur amitié avec Charles Péguy et Léon Bloy permet d’ouvrir leur cœur à une dimension spirituelle plus profonde et de rencontrer la pensée chrétienne. L’expérience de la beauté et du mysticisme chrétien agit enfin pour eux comme une preuve existentielle de la transcendance.
Jacques Maritain, comprenant que la foi n’est pas contraire à la raison, mais qu’elle l’élève, adopte la philosophie de saint Thomas d’Aquin. Le christianisme ne demande pas en effet de renoncer à l’intelligence ; au contraire, il lui donne toute sa place. La pensée et la science contemporaines peuvent alors être étudiées à travers le prisme d’une lumière supérieure.
Raïssa sent un attrait intense pour la vie contemplative. Aux côtés de son mari et de sa sœur Vera, elle parvient à tracer une nouvelle voie : sans embrasser la vie religieuse cloîtrée, Raïssa consacre néanmoinsune grande partie de son temps quotidien à la prière, tout en restant au cœur du monde pour témoigner de l’amour de Dieu. La dimension authentiquement mystique de ses écrits laisse entrevoir la profondeur de son union à Dieu. Son Journal rend notamment compte de la présence divine, qui se manifeste par petites touches, dévoilant un peu de l’action secrète de Dieu dans le monde.
À travers les drames humains et moraux du XXe siècle, il faut souligner la droiture des Maritain et leur engagement précoce contre les totalitarismes et en faveur de la dignité humaine, de la justice sociale, des droits de l’homme.
La fécondité du christianisme est visible par le rayonnement surprenant de leur foyer auprès des milieux artistiques, littéraires et intellectuels des années 1920 et 1930. L’accueil amical du couple Maritain dans leur maison de Meudon, près de Paris, a finalement mené beaucoup de personnes au Christ.
En savoir plus
Raïssa Oumançoff naît en 1883 à Rostov, en Russie, dans une famille juive qui émigre en France lorsqu’elle a dix ans pour fuir les discriminations antisémites. Élève brillante, elle apprend rapidement le français et entame des études de sciences à la Sorbonne. C’est là qu’elle rencontre Jacques Maritain, d’un an son aîné.
Jacques et Raïssa se marient en 1904. Mais le véritable tournant de leur vie advient en 1905, lorsqu’ils se convertissent au catholicisme. En lisant La Femme pauvre, de Léon Bloy, ils sont bouleversés par « la beauté d’une haute doctrine qui pour la première fois surgissait sous [leurs] yeux ». Le livre se clôt ainsi : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints. » Véra, la sœur de Raïssa, effectue un chemin de conversion concomitant à celui du couple Maritain, et elle reçoit le baptême en même temps qu’eux, en 1906. Raïssa raconte ce jour important dans Les Grandes Amitiés : « J’étais dans une absolue sécheresse, je ne me souvenais plus d’aucune des raisons qui avaient pu m’amener là. Une seule chose restait claire en mon esprit : ou le baptême me donnerait la foi, et je croirais, et j’appartiendrais à l’Église totalement, ou je m’en irais inchangée, incroyante à jamais. Telles étaient aussi, à peu près, les pensées de Jacques […]. Nous fûmes baptisés à onze heures du matin […]. Une paix immense descendit en nous, portant en elle les trésors de la foi. Il n’y a plus de questions, plus d’angoisse, plus d’épreuve – il n’y avait que l’infinie réponse de Dieu. L’Église tenait ses promesses. Et c’est la première que nous avons aimée. C’est par elle que nous avons connu le Christ. » Leur baptême marque le début d’une vie intellectuelle et spirituelle d’une immense fécondité.
Jacques découvre la pensée de saint Thomas d’Aquin et devient l’un des plus grands représentants du néo-thomisme au XXe siècle. Ses écrits expriment une volonté d’entrer en dialogue avec la modernité, pour en souligner les failles humaines et spirituelles. Il rappelle « que l’Amour procède de la vérité et que la connaissance fructifie en Amour ». Jacques enseigne en France, au Canada, puis aux États-Unis, tout en menant un combat intellectuel contre le totalitarisme. Après la Seconde Guerre mondiale, il devient ambassadeur de France auprès du Vatican.
Philosophe dotée d’une profonde sensibilité artistique, Raïssa est l’auteur de plusieurs essais et recueils de poésie. En parallèle de l’écriture, elle développe une intense vie de prière et de contemplation ; c’est pourquoi ses textes et poèmes sont empreints de profondeur mystique. Elle explique : « L’intelligence elle-même ne peut développer ses plus hautes virtualités que si elle est protégée et fortifiée par la paix que donne l’oraison. Plus une âme s’approche de Dieu par l’amour, plus simple devient le regard de l’intelligence et plus lumineuse sa vision… L’oraison seule nous permet, en rectifiant surnaturellement nos facultés de désir, de faire passer la vérité dans la pratique » (De la vie d’oraison).
En 1908, l’état de santé de Raïssa, fragile depuis une maladie contractée au poumon, s’aggrave de façon inquiétante. Elle reçoit le sacrement des malades : « L’extrême-onction est ressentie par Raïssa comme un nouveau baptême, elle est inondée de grâces et de paix, raconte Jacques. Ineffable grâce de l’abandon total à Dieu et de la joie de souffrir. Quant au corps, l’amélioration est soudaine et indéniable. » Elle est sauvée mais, jusqu’à sa mort, à soixante-dix-sept ans, elle continue à faire offrande à Dieu des difficultés régulières que lui cause sa santé.
Dans leur foyer de Meudon, où vit aussi Véra, la sœur de Raïssa, affluent à partir de 1923 des intellectuels, des artistes, hommes ou femmes de toutes origines, en quête de vérité ou de réconfort spirituel. C’est la délicatesse, l’écoute et la bienveillance du couple qui les attirent. On y croise par exemple Cocteau, Reverdy, Jacob, Satie, Lourié, Julien Green, François Mauriac, Charles Péguy, Paul Claudel, Georges Bernanos, Jean Guitton, Marc Chagall... Cet accueil large et inconditionnel, ainsi que les amitiés spirituelles qu’ils tissent et qui portent tant de fruits, illustre l’universalité du message chrétien. Jean Cocteau témoigne au sujet de Jacques : « Il pouvait retourner l’âme d’un homme en quelques secondes, non par des arguments, mais par la seule flamme de sa charité. »
Après la mort de Raïssa, en 1960, Jacques entre dans la communauté des Petits Frères de Jésus, à Toulouse, où il mène une vie priante jusqu’à sa mort, en 1973. Il fait publier le journal spirituel de Raïssa, souhaitant montrer combien toute leur œuvre d’évangélisation s’était enracinée dans l’offrande radicale de sa femme : « Les baptêmes pleuvaient, les coups aussi... C’est elle qui portait le plus lourd du combat, dans les profondeurs invisibles de sa prière et de son oblation. » Il ajoute : « S’il y a quelque chose de bon dans mon travail philosophique et dans mes livres, la source profonde et la lumière doivent en être cherchées dans son oraison et dans l’oblation qu’elle a faite d’elle-même à Dieu. »
Solveig Parent
Aller plus loin
Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, Paris, Éditions Saint-Paul, 1993, XVI volumes.
En complément
L’article de L’Osservatore Romano : « Entre foi et raison, l’itinéraire de Raïssa et Jacques Maritain ».
L’article du magazine Le Verbe : « Jacques et Raïssa Maritain, les amitiés pour l’éternité ».
L’article (en anglais) du site Internet Catholic Standard : « A Catholic convert can help us love Mary more », sur la dévotion mariale de Raïssa Maritain.
Sur KTO TV, la série en trois épisodes : « Les Maritain intimes ».
La notice biographique du site Internet France-mémoire.