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Les martyrs
Rome (actuelle Italie)
Nº 619
Vers 185

Apollonius aime la vie, mais la vraie, la vie éternelle (+185)

Vers l’an 185, au mois d’avril, le sénateur Apollonius, dénoncé comme chrétien par l’un de ses esclaves, est déféré devant le préfet de Rome pour se laver de cette accusation qui, selon la législation en vigueur, entraîne systématiquement la mort. Mais, au lieu d’essayer d’échapper à la sentence, ce haut dignitaire se fait l’apologète de la religion interdite, c’est-à-dire qu’il prend la défense de la foi chrétienne.


Les raisons d'y croire

  • Saint Apollonius de Rome n’est pas le martyr le plus célèbre, mais nous connaissons bien son histoire grâce à Eusèbe de Césarée († 339), le grand historien de la primitive Église, qui l’évoque dans son Histoire ecclésiastique et son Histoire des anciens martyrs. Saint Jérôme († 420) a corrigé et complété Eusèbe, apportant quelques précisions supplémentaires sur la vie d’Apollonius. Surtout, alors qu’on pensait perdus les textes d’époque et que l’on n’en possédait que des citations, l’on a retrouvé au début du XXe siècle deux traductions, l’une grecque et l’autre arménienne, des actes latins de la passion du martyr, qui nous restituent le texte authentique de son interrogatoire.

  • Apollonius est sénateur. Cela signifie qu’il appartient à la plus haute société et qu’il possède un certain pouvoir au sein d’une assemblée qui peut encore imposer son avis face à l’empereur. Cela nous dit aussi qu’il est riche et qu’il a le temps de s’adonner à des loisirs studieux comme la philosophie. Il a plus à perdre que les autres et il lui faut une très grande foi pour accepter de tout sacrifier pour le Christ.

  • Même à la fin du deuxième siècle, la législation antichrétienne de l’empereur Marc Aurèle continue de s’appliquer. Quoique réputé pour sa compassion, son humanisme et ses vertus, il regarde la foi chrétienne comme une folie et un danger pour la stabilité de l’État, car ses adeptes prétendent connaître la vérité, ce qui lui semble impossible. Heurté dans ses convictions, l’empereur impose contre les adeptes de Jésus, dans l’espoir illusoire de les éradiquer, des lois d’exception sévères et cruelles. Apollonius les connaît et sait que sa seule chance de sauver sa tête est de nier son appartenance au Christ. En choisissant de faire exactement le contraire, il sait se condamner mais ne recule pas.

  • Il sait aussi qu’aucun des fidèles qui ont essayé de justifier le christianisme aux autorités romaines n’a réussi à faire comprendre l’innocence des chrétiens, accusés de tous les maux. Certains l’ont payé de leur vie. Il s’y risque pourtant, dans l’espoir d’être utile à l’Église et à ses frères.

  • Apollonius est dénoncé comme chrétien par l’un de ses esclaves. En droit romain, les délateurs peuvent obtenir leur liberté s’ils sont esclaves, et une partie conséquente des biens de leur victime. Cette démarche est impopulaire et ceux qui y recourent sont méprisés, mais Marc Aurèle, dans sa détestation des chrétiens, l’a favorisée quand il s’agissait de les dénoncer. Le détail sonne donc juste, mais il souligne aussi qu’Apollonius pourrait plaider l’infamie du procédé pour se tirer d’affaire, ce qu’il ne fait pas, bien que son délateur ait été condamné à mort (sort réservé aux diffamateurs) – preuve que le tribunal désire acquitter Apollonius. Qu’il n’en profite pas paraît aberrant à ses juges.

  • Le magistrat devant lequel il comparaît, le préfet du prétoire Perennis, se trouve être l’un de ses plus proches amis, et son désir est de sauver Apollonius. Il va tout tenter pour cela ; en vain, car Apollonius ne veut pas renier sa foi. Pourtant, le préfet lui accorde, pour réfléchir, non une journée – ce que prévoit la loi – mais trois, et il l’avertit : « C’est ta vie qui est en jeu. »

  • Au second interrogatoire, le troisième jour, Apollonius se lance dans une défense et une illustration de la foi chrétienne. En dépit de la force de ses arguments, Perennis, de son propre aveu, « n’entend rien » à ce que son ami lui expose ; il s’agit d’un tragique dialogue de sourds. À un moment, navré et incompréhensif, le préfet soupire : « Avec de pareilles idées, Apollonius, tu aimes donc la mort ? » Apollonius s’écrie : « Oh non, Perennis ! J’aime la vie ! Mais la vraie, la vie éternelle, qui devient immortalité pour l’âme qui a bien vécu ici-bas ! »

  • Perennis cherche désespérément l’argument susceptible de faire abjurer son ami, afin de lui rendre la liberté, mais Apollonius tient bon jusqu’au martyre. C’est particulièrement admirable car il est plus facile, en pareil cas, psychologiquement, de tenir tête à un adversaire cruel qu’à la pitié d’un proche qui veut vous aider. Il faut pour cela une grâce particulière.


En savoir plus

La passion du sénateur martyr Apollonius est l’un des plus beaux documents que l’Antiquité chrétienne nous a légués. Retrouvé au début du XXe siècle en deux traductions, grecque et arménienne, de l’original latin perdu, ce procès-verbal commenté de son interrogatoire, un 18 avril, entre 184 et 186, sous le règne de Commode, donne une idée de l’évolution des mentalités concernant le christianisme dans l’aristocratie romaine à la fin du IIe siècle. Depuis une trentaine d’années, en effet, les conversions dans la haute société, même s’il en existait déjà au début de la prédication apostolique, sont plus nombreuses, en dépit de la sévérité de la législation antichrétienne de Marc Aurèle. Si l’on ignore quand et comment Apollonius s’est converti – depuis peu, sans doute, puisque son ami Perennis l’implore de recommencer à prier les dieux avec lui comme avant –, cet intellectuel passionné de philosophie n’a pas fait les choses à moitié. Il aétudié sa nouvelle religion avec un grand sérieux, jusqu’à devenir un apologète de valeur, capable de polémiquer, de tourner en ridicule ses anciennes croyances et de défendre brillamment sa nouvelle foi, ce que ses opposants païens, à court d’arguments pour le contrer, ne lui pardonnent pas.

L’interrogatoire montre le fossé qui s’est creusé entre convertis et païens, les mots ne voulant plus dire la même chose pour les uns et les autres, bien qu’en apparence, ils semblent se référer aux mêmes concepts, tel le terme de logos, qui renvoie à deux conceptions, celle de Platon et celle de saint Jean, inconciliables. Cette incompréhension, qui ira grandissant, n’empêche pas les liens anciens d’amitié et d’estime de perdurer, comme le montrent les tentatives désolées de Perennis pour éviter la peine capitale à son ami ; ce sera, plus tard, l’un des éléments qui conduira les païens honnêtes à ne plus supporter que l’on condamne leurs proches pour leur appartenance au Christ, et qui contribuera à la fin des persécutions comme à la conversion de l’Empire romain.

La conclusion du procès-verbal mérite d’être citée :

« Les justes gênent les méchants […]. Admettons, comme vous me le dites, qu’il soit absurde de croire à l’immortalité de l’âme, au jugement après la mort, à la récompense, à la résurrection et à la sentence divine. Eh bien, nous emporterions volontiers dans la mort cette illusion à qui nous devons d’avoir appris à bien vivre et attendre malgré les maux présents la réalisation de nos espérances.— Je pensais, Apollonius, que tu renoncerais désormais à ces idées et recommencerais à honorer les dieux avec nous.— Et moi, Perennis, j’espérais que ces explications sur ma religion t’aideraient, qu’elles ouvriraient les yeux de ton âme […]. Je pensais t’amener à adorer le Dieu qui a créé l’univers et que vers lui seul tu ferais désormais monter tes prières.— Apollonius, je voudrais tant te rendre la liberté, mais les décrets de l’empereur s’y opposent. Au moins, je veux te traiter humainement dans le choix de ta mort. »

Il le condamna donc seulement à être décapité. Apollonius s'écria : « Béni soit mon Dieu pour la sentence que tu viens de prononcer ! »

Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la sainteté.


Aller plus loin

  • Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique. Disponible en ligne en plusieurs langues.


En complément

  • Saint Jérôme, De viris illustribus. Disponible en ligne (bilingue latin français).

  • Anne Bernet, Les Chrétiens dans l’Empire romain, Le Grand livre du mois,2003. Réédition Tallandier, 2013.

  • Le récit du martyre d’Apollonius peut être lu en ligne .

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