
Dominique Cam ne piétine pas la croix, mais l’embrasse (+1859)
Évangélisé dès le milieu du XVIe siècle, d’abord par les jésuites portugais, puis par un autre « fils de saint Ignace », l’Avignonnais Alexandre de Rhodes, à compter de 1627, le Vietnam, à l’instar d’autres pays d’Extrême-Orient, voit sa conversion entravée par un choc culturel qui ne sera jamais dépassé, le christianisme apportant des usages et des coutumes jugés incompatibles avec les traditions locales et dénoncés comme des facteurs de déstabilisation de l’ordre social.
Piétiner la croix ou mourir : tel est, en ces années 1850, le choix laissé aux catholiques sur le sol vietnamien. Le pouvoir impérial s’acharne spécialement sur les prêtres, qu’il appelle « les maîtres », et davantage encore sur ceux d’origine vietnamienne, promis à une mort si atroce qu’elle devrait frapper les esprits et pousser un maximum de chrétiens à l’apostasie. Parmi ces prêtres, le Tonkinois Dominique Cam choisira lucidement d’embrasser sa croix jusqu’au bout et mourra dans les supplices le 11 mars 1859.
Les raisons d'y croire
Le christianisme représente une telle menace aux yeux des autorités impériales que celles-ci déclenchent contre les convertis au catholicisme une persécution qui connaîtra très peu de répit jusqu’à aujourd’hui, de sorte qu’elle est aujourd’hui plus longue que celles endurées par les premiers chrétiens dans l’Empire romain. Malgré leur constance et leur montée en puissance, l’Église vietnamienne ne disparaît pas, la minorité chrétienne vietnamienne faisant preuve de courage, de fidélité et de foi, jusqu’à former des lignées de martyrs objectivement impressionnantes.
Parmi les mesures prises à l’encontre des chrétiens et qui iront crescendo : confiscation des biens, tortures, déportations, supplices… L’on fait placer à l’entrée des villes, des marchés et de tous les lieux publics de très grandes croix posées au sol, de sorte qu’il est impossible de sortir ou entrer dans la ville, de faire ses courses, de se rendre dans une administration, sans marcher dessus. Si, de nos jours, l’on pourrait voir dans le refus de ces chrétiens de piétiner le signe du salut un scrupule absurde, les fidèles vietnamiens d’alors ne sont pas de cet avis et préfèrent renoncer à leur liberté d’aller et venir, et se priver d’accéder aux produits de première nécessité plutôt que de fouler aux pieds la croix – geste de mépris qu’ils ne peuvent infliger au Christ. En s’y refusant, ils se dénoncent eux-mêmes et encourent toute la sévérité, terrible, de la loi.
Curieusement, cette décision, prise par le gouvernement de l’empereur Tu Duc, de placer la croix par terre pour contraindre les fidèles à se perdre ou à abjurer est exactement la même que celle prise en 304 par le gouvernement de Dioclétien dans la capitale de Nicomédie et dans les autres cités de l’Empire romain d’Orient. Comme l’on peut supposer que les mandarins et l’empereur ne connaissent rien de Dioclétien et de sa législation, il faut supposer que l’enfer, véritable responsable de toutes les persécutions au fil de l’histoire, inspire partout et toujours les mêmes idées afin d’empêcher la victoire du Christ.
Devenir prêtre dans ce contexte force l’admiration. Seuls des garçons très sûrs de leur vocation choisissent cette voie, et c’est le cas de Dominique Cam. Sur le sol vietnamien, les prêtres savent qu’ils devront, toute leur vie, qui sera courte, vivre dans la clandestinité, dans des conditions extrêmement difficiles, souvent cachés des mois entiers dans des abris étroits et insalubres, ne sortant qu’à la nuit close pour se donner à un apostolat épuisant, sous la menace perpétuelle de la dénonciation, de l’arrestation, de l’emprisonnement et d’une mort lente et horrible. L’on mesure l’étonnante qualité d’âme de ces jeunes prêtres qui se savent promis au martyre et l’acceptent avec sérénité.
Arrêté en mars 1859 et condamné à mort, le père Cam subit l’atroce supplice réservé aux prêtres vietnamiens : être tranché en deux à la scie. Avant de subir son supplice, Dominique embrasse la croix qu’il a refusé de fouler aux pieds.
L’on constate que, de siècle en siècle et partout à travers le monde, en dépit du sort terrible qui les attend des centaines de milliers de chrétiens vont, quel que soit le prix à payer, accepter de mourir dans les supplices pour l’amour du Christ et sans autre secours que sa force qui leur permettra de tenir.
En savoir plus
Les édits de Tu Duc, datés de 1848 et 1851, sont sans ambiguïté : « La religion de Dato (le Christ) est évidemment une religion perverse […]. En conséquence, les maîtres européens, qui sont les plus coupables, seront jetés à la mer avec une pierre au cou. On donnera une récompense de trente barres d’argent à quiconque pourra en prendre un. Les maîtres annamites sont moins coupables qu’eux. On les mettra à la torture pour voir s’ils veulent apostasier. S’ils refusent, ils seront marqués au fer rouge sur le visage et exilés dans les endroits les plus malsains du royaume. » Le second édit qui paraît est bien pire : « Les prêtres annamites, qu’ils aient ou non foulé aux pieds la croix, seront coupés par le milieu du corps afin que tous sachent les rigueurs de la loi. » C’est dans ce contexte que le père Cam, comme des dizaines de missionnaires français, va accepter d’exercer son apostolat, en sachant ce qui l’attend, afin de soutenir les Églises locales, alors même qu’aucune échappatoire n’est plus laissée, l’apostasie, symbolisée par le piétinement de la croix, ne permettant plus d’échapper à la mort.
Devenir prêtre, pour un catholique vietnamien, est une gageure. Pendant les commencements de la christianisation du pays et jusqu’à la fin du XIXe siècle, alors même que, dans des familles très ferventes, les vocations sacerdotales sont nombreuses, les missionnaires dissuadent la plupart de ces jeunes gens d’entrer au séminaire dans l’idée qu’ils n’auront pas le niveau nécessaire et feront baisser la qualité d’un clergé pour lequel ils ont de très grandes exigences. En dépit des difficultés engendrées par ce choix, puisqu’il faut faire venir des missionnaires, le plus souvent français, dont la formation est longue, difficile et l’espérance de vie sur le terrain dramatiquement courte, les séminaires, tous installés à l’extérieur du Vietnam, continueront à opérer un tri drastique. Le père Dominique Cam est donc un sujet d’élite, intellectuellement et spirituellement.
Paradoxalement, nous savons peu de choses à son sujet. Nous ne connaissons même pas son patronyme vietnamien dans son intégralité, et pas davantage sa date de naissance. Peut-être formé par des missionnaires dominicains espagnols chez qui il aurait pu étudier, il devient tertiaire dominicain et reçoit la prêtrise à une date là encore indéterminée. Ce quasi-anonymat fait partie de la grandeur de ce clergé clandestin. Nous savons qu’il a exercé son ministère plusieurs années dans la clandestinité avant d’être arrêté en mars 1859 pour avoir refusé de fouler la croix aux pieds.
Condamné à mort, le père Cam subit à Hung Yen, au Tonkin, le 11 mars 1859, l’atroce supplice réservé aux prêtres vietnamiens : être tranché en deux à la scie. Avant de subir son supplice, Dominique embrasse fougueusement la croix que, au prix de sa vie, il n’a pas voulu profaner en ce temps de la Passion. Au moins cent quinze prêtres vietnamiens ont péri dans les persécutions de Tu Duc et plus d’un quart des catholiques vietnamiens ont enduré le martyre.
Dominique Cam a été canonisé en 1988 avec cent seize autres martyrs, prêtres et laïcs, vietnamiens et français.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Au delà
Pendant quatre cents ans, le Vietnam a été marqué par le martyre des chrétiens. Du XVIIe au XIXe siècle, 130 000 chrétiens sont morts au nom de leur foi. Beaucoup d’autres ont été tués ou emprisonnés au XXe siècle sous le régime communiste.
De nos jours, la constitution vietnamienne stipule que « les citoyens vietnamiens ont droit à la liberté de religion », mais cette liberté est limitée par le gouvernement communiste vietnamien qui, par exemple, a imposé un numerus clausus dans les séminaires pour limiter le nombre de prêtres.
Aller plus loin
Guy-Marie Oury, Le Vietnam des martyrs et des saints, Le Sarment, 1998.
En complément
Discours du pape Jean-Paul II à l’occasion de la canonisation de 117 martyrs du Vietnam, le 20 juin 1988.
La notice du Vatican sur les martyrs du Vietnam (1745-1862) .
Le reportage de KTO TV, en partenariat avec les Missions Étrangères de Paris : « Le sang des martyrs, semence de la foi au Vietnam ».