
Jeanne de Chantal et François de Sales : une rencontre préparée par Dieu (1604)
Fille du président du parlement de Bourgogne, Jeanne Frémyot épouse le baron de Chantal en 1592. Ce mariage heureux s’achève brusquement lorsque son époux est tué dans un accident de chasse. La vie de Jeanne prend un tour nouveau quelques années plus tard : elle fait la rencontre de saint François de Sales, avec qui elle fonde l’ordre de la Visitation, dédié au soin des malades et des plus fragiles. Elle parcourt ensuite la France pour accompagner la création de nombreux monastères, si bien qu’à sa mort, le 13 décembre 1641, l’ordre compte déjà quatre-vingt-sept couvents. Jeanne de Chantal est béatifiée en 1751 et canonisée en 1767.
Les raisons d'y croire
Après la mort de son époux, en 1601, madame de Chantal, ayant quatre enfants en bas âge à éduquer, souhaite mener une existence de prière et de bonnes œuvres. Mais il lui manque un accompagnement spirituel prudent et sage. Jeanne le demande à Dieu.
Une nuit, peu après la mort de son mari, Jeanne, en proie à de terribles tentations de révolte contre Dieu, qui lui a infligé un tel malheur, fait un songe. Elle voit venir à elle un homme en soutane noire, qui porte les ornements épiscopaux, et elle entend une voix lui dire : « Voici l’homme bien-aimé de Dieu entre les mains duquel tu dois reposer ta conscience. » Cependant, le prélat de ce songe tarde à se manifester…
Alors qu’elle n’y réside pas, Jeanne se retrouve à Dijon pour le carême 1604. Or, à peine assise dans la cathédrale – en face de la chaire, afin de mieux entendre le prédicateur –, madame de Chantal est stupéfaite en reconnaissant en Mgr de Sales l’évêque de ce rêve vieux de trois ans. « Il me parut comme un ange du Seigneur », dira-t-elle.
De son côté, François de Sales a repéré la baronne de Chantal dans l’assemblée et lui trouve une ressemblance hallucinante avec la jeune femme en deuil qui lui est apparue, avec deux autres, tandis qu’il préparait ses sermons dans son bureau du château familial en Savoie. Autour de ces femmes, un arbre gigantesque était apparu, déployant ses branches de part et d’autre des Alpes. L’évêque en a conclu que ces personnes étaient celles que Dieu lui enverrait afin de réaliser son projet de fondation d’une nouvelle congrégation féminine.
En 1606, il écrira, évoquant cette rencontre providentielle : « Vous savez ce que je vous dis un jour de mon voyage à Dijon, lequel je fis contre le commun avis de tous mes amis, mais ce grand Dieu en la face duquel je regardais droit tirait tellement mon âme à ce béni voyage que rien ne put l’arrêter. » Il est clair que, dans l’esprit de François de Sales, tout cela ne relevait pas de l’illusion mais des desseins divins sur eux.
Appelée à témoigner dans le procès de canonisation de François de Sales, en 1632, la « mère de Chantal », fondatrice de la Visitation, reviendra sur les circonstances de leur rencontre et insistera sur la réalité de son rêve prémonitoire. L’on ne peut imaginer qu’elle ait menti en pareilles circonstances.
En savoir plus
Jeanne Frémyot est née le 23 janvier 1572 à Dijon, où son père, Bénigne Frémyot, est président à mortier du parlement de Bourgogne, ce qui fait de lui l’un des premiers magistrats de France. En 1592, elle épouse Christophe de Rabutin-Chantal, qui lui donne six enfants, dont deux meurent en bas âge, mais, en 1601, le baron commence à souffrir d’ennuis de santé. Poursuivi de songes annonciateurs de l’accident qui lui coûtera la vie, et persuadé de son prochain trépas, il fait jurer à Jeanne qu’elle ne se remariera jamais. Il lui fait une promesse identique. Peu après, Rabutin est mortellement blessé lors d’une chasse. Jeanne est à peine accouchée de leur dernière fille. Elle doit aller vivre chez son beau-père avec ses enfants, mais souffre de cette cohabitation. Malgré de terribles révoltes, elle trouve dans sa foi la force de les surmonter.
Il lui manque seulement un directeur capable de la guider avec sagesse : Jeanne le demande à Dieu. Elle croit l’avoir trouvé lors d’un pèlerinage au sanctuaire marial Notre-Dame-d’Étang, près de Dijon, en la personne d’un religieux minime appartenant à une branche de l’ordre franciscain réformé, fondée au siècle précédent par saint François de Paule. Ce religieux va tenter d’exercer sur elle une intolérable emprise spirituelle, la liant à lui par un vœu d’obéissance définitif, lui imposant le secret sur tout ce qu’il lui dit et lui interdisant de se confesser à un autre ou de le remplacer. Il lui impose des pénitences délirantes et dégradantes sous prétexte de faire d’elle la « dame parfaite ». Persuadée d’être définitivement obligée de lui obéir, Jeanne souffre sans voir de solution à une épreuve qui redouble le chagrin de son veuvage et les grandes difficultés de son quotidien, rendu impossible par son beau-père et la maîtresse de celui-ci. Très inquiets de la voir dépérir moralement, spirituellement et physiquement, son père et son frère, Mgr Frémyot, archevêque de Bourges, cherchent à la distraire. C’est dans ce but qu’ils la font venir à Dijon pour le carême, en mars 1604.
La venue à Dijon de François de Sales, évêque de Genève et d’Annecy, est, comme celle de Jeanne de Chantal, complètement providentielle. Mgr de Sales est venu, contre l’avis de ses amis, se sentant poussé par Dieu. Il a la certitude qu’un événement important résultera de ce séjour bourguignon. Lequel ? Il l’ignore, mais, à peine est-il monté en chaire qu’il distingue, dans la foule élégante venue entendre le prédicateur à la mode, une jeune femme en grand deuil qu’il est certain de n’avoir jamais rencontrée mais qui lui est étrangement familière. François de Sales a d’emblée la conviction qu’il doit ajouter la jeune femme à la liste de ses dirigées, ses « Philotées », comme il les appelle (les « amies de Dieu »).
Voulant s’assurer qu’il ne se trompe pas – trouvant, lors de leur première rencontre, la baronne trop bien mise pour une veuve inconsolable voulant se vouer à la prière –, il lui demande si elle envisage de se remarier. Devant sa réponse négative, montrant ses dentelles et ses bijoux, il dit : « En ce cas, il faut jeter bas l’enseigne », lui faisant comprendre que l’on ne peut se donner à Dieu et arborer les livrées du monde. Si Jeanne veut se consacrer au Seigneur, elle doit rompre avec tout ce qui pourrait l’en empêcher, même ses plus légitimes affections.
Sous cette dureté apparente, François de Sales cache la joie de leur rencontre, lui qui écrit : « J’ai rencontré à Dijon ce que Salomon fut en peine de trouver à Jérusalem : la femme forte en madame de Chantal. » Il a reconnu celle dont il a besoin pour fonder à Annecy une congrégation féminine, partagée entre prières et œuvres caritatives, de religieuses non cloîtrées. Finalement, Rome refusera cette révolution, et les Visitandines deviendront des contemplatives. Pour s’installer en Savoie, en 1610, madame de Chantal abandonne tout. Si elle emmène ses filles – Marie-Aimée, fiancée au frère de François de Sales, et Françoise –, Celse-Bénigne, le seul fils et héritier du nom, reste en France. À l’instant des adieux, l’adolescent, qui adore sa mère, se couche en travers du seuil et sanglote : « Si vous partez, il vous faudra me passer sur le corps ! » Le premier biographe de madame de Chantal dira sobrement : « Elle pleura, mais elle passa. »
Ce fils, amateur de duels et de scandales, tombe au siège de l’île de Ré en 1622, laissant une fille que son aïeule éduquera de loin : Marie de Rabutin-Chantal, future marquise de Sévigné. Jeanne a déjà perdu, en 1616, Marie-Aimée, morte en couches à dix-sept ans. La mort prématurée de François de Sales, en décembre 1622, pourrait lui être un coup fatal qui l’enfoncerait dans la dépression ; ce ne sera pas le cas.
Madame de Chantal, fondatrice de la Visitation, assumera tout : la cause de canonisation de son ami, la gestion des treize couvents de Visitandines déjà ouverts, les maisons qui se multiplient en France et en Europe (Lyon en 1615, Moulins en 1616, Grenoble et Bourges en 1618, Paris en 1619, le duché de Bar en 1628, où elle rencontre saint Pierre Fourier, Rennes, Rouen, Nantes, Besançon, Gray, Nancy, Metz, Poitiers, Tours, Angers, Turin, etc.).
La Visitation compte quatre-vingt-sept couvents quand, en décembre 1641, au retour de Saint-Germain-en-Laye, où l’avait appelée la reine Anne d’Autriche, la « mère de Chantal » s’arrête à celui de Moulins ; elle y meurt le 12 décembre. Son corps, rapporté à la Visitation d’Annecy, repose auprès de celui de François de Sales.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Au delà
Jeanne de Chantal a dû traverser la mort prématurée de presque toutes les personnes qu’elle a aimées : celle de son mari, celle de ses enfants, celle de son ami François de Sales… Elle a souffert de tentations contre la foi, mais l’amour de Dieu lui a suffi, écrivit-elle.
Aller plus loin
É. Bougaud, Histoire de sainte Chantal et des origines de la Visitation, Poussielgue frères,1879.
En complément
É. Barthélemy, Lettres de la sainte mère Jeanne-Françoise Frémyot, baronne de Rabutin-Chantal, Jacques Lecoffre et Cie, 1860.
Mère de Chaugy, Vie de la bienheureuse mère Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, fondatrice de l'ordre de la Visitation-Sainte-Marie, 1644 (édité par Desclée de Brouwer, 1891).
Henri Bremond, Sainte Chantal, 1912. Disponible en anglais.
Françoise Kermina, Jeanne de Chantal, Perrin, 2000.
Emily Bowles, The life of Saint Jane Frances Frémyot de Chantal, 1872.
Raphaël Pernin, Saint Jane Frances de Chantal, dans The Catholic Encyplodedia, 1913.
Le podcast de Jean-Luc Moens sur Jeanne de Chantal pour Prier aujourd’hui.
L’émission Au cœur de l’histoire, par Franck Ferrand sur Europe 1 : « La mission impossible de François de Sales ».