
À Orange, le Christ accompagne les religieuses jusqu’à l’échafaud (+1794)
Après l’annexion d’Avignon et du Comtat Venaissin à la France révolutionnaire, en 1791, les lois de persécution contre le catholicisme sont appliquées dans ces anciennes possessions du pape avec le même zèle qu’ailleurs. Chassées de leurs couvents en octobre 1792, les religieuses tentent de garder une vie de communauté et de prières, maintenant dans la clandestinité la lumière de la foi, ce qui fait enrager les autorités. Fin mars 1794, plusieurs religieuses réfugiées dans leurs familles sont arrêtées et emprisonnées. Ainsi commence une série de rafles qui, de début juillet jusqu’à la chute de Robespierre, le 9 Thermidor (27 juillet), enverra à l’échafaud trente-deux « dangereuses fanatiques » coupables d’être restées fidèles à leurs engagements envers Dieu. Mais, dans cette longue et pénible épreuve, le Christ ne les a jamais quittées, manifestant sa présence par de nombreuses grâces dont beaucoup eurent des témoins extérieurs.
Les raisons d'y croire
Parmi les premières religieuses arrêtées se trouve une converse ursuline de Carpentras, Marie-Anne Depeyre, sœur Sainte-Françoise. Après son arrestation, le 27 mars 1794 au soir, elle est d’abord incarcérée sur place, dans son village. Les gardiens, qui la connaissent, l’autorisent à garder près d’elle pour la nuit sa nièce et filleule de treize ans. C’est elle qui racontera la suite : « Tandis que ma tante était en prière près de mon lit, notre appartement fut tout à coup éclairé par une vive mais douce lumière, qui fut suivie de l’apparition d’un personnage céleste resplendissant de gloire. D’abord, la frayeur s’empare de moi et je cherchais à me cacher la tête sous les couvertures, mais ma tante me dit : "Ne crains rien. C’est Notre Seigneur Jésus-Christ qui daigne nous visiter." L’apparition s’approcha de moi et me toucha la main en signe de paix, puis, s’adressant à ma tante, elle lui dit : "Marie, tu m’as demandé de t’associer à ma Passion pour expier les crimes de la terre : te voilà entre les mains de mes ennemis. Si tu trouves mon calice trop amer, dis une parole et les portes de ta prison s’ouvriront devant toi." Ma tante répondit : "Seigneur, seule, sans votre croix, la vie la plus douce me paraît insupportable, mais avec vous et votre croix, la mort la plus cruelle fera mes délices." »
Sœur Sainte-Françoise est une sœur converse, vouée aux tâches matérielles du couvent et dispensée d’assister aux offices. Elle n’a pas le profil d’une contemplative, d’une mystique ou d’une exaltée. Ce n’est donc pas sous cet aspect que sa nièce se la figure. Elle ne saurait donc imaginer cette apparition du Christ et encore moins les paroles de Jésus, qui révèlent la vocation réparatrice de sa marraine et son vœu de s’offrir en victime à Dieu pour expier les profanations et crimes révolutionnaires.
La fillette, devenue madame Calvier, décédera le 6 août 1835. Pendant ces quarante années, jamais elle ne changera le moindre détail au récit qu’elle fera à maintes reprises de l’apparition. C’est un signe de son authenticité et d’une grâce spéciale lui permettant de garder un parfait souvenir de l’événement. L’aveu de son effroi, le calme de sa tante, qui a certainement eu d’autres apparitions auparavant, le geste du Christ, qui lui touche la main, ne sont pas décalqués de récits qu’elle aurait pu entendre mais, par leur originalité, attestent de la réalité de l’apparition, sans doute accordée pour révéler la sainteté de l’humble converse, jusque-là bien cachée.
Il existe un second témoin de l’événement miraculeux dont la parole peut encore moins être mise en doute que celle de la petite fille : celui d’un des gardiens de la prisonnière, Jean-Étienne Monnier, qui monte la garde à l’extérieur et voit, alors que tout est plongé dans le noir, la chambre de la détenue inondée d’une clarté surnaturelle.
Très impressionné, le révolutionnaire vient le lendemain trouver sœur Sainte-Françoise et lui dit : « Marie-Anne, je sais que le Dieu dont il n’est plus permis de prononcer le nom est avec toi. J’ai obtenu la permission de t’accompagner à Orange et je te jure sur ma tête qu’en chemin, tu seras respectée. »
Le simple fait de tenir de tels propos, s’il était entendu, tout comme la compassion manifestée à une suspecte, suffirait à faire accuser ce garde national de fanatisme et lui ferait risquer l’échafaud. Il faut donc que l’homme ait été vraiment témoin d’un événement inexplicable. Il le racontera par la suite et son récit sera écrit quatre-vingt-dix ans plus tard par un historien local, l’abbé Isnard.
Si cet épisode est le plus spectaculaire, il n’est pas le seul, et d’autres religieuses emprisonnées vont bénéficier de grâces diverses pour les soutenir vers la mort. Ainsi, le 8 juillet, une autre ursuline, de la communauté de Bollène, Marie-Anne du Rocher (sœur Marie des Anges), annonce à ses compagnes, lors de la prière du soir que les détenues font en commun, qu’elle sera jugée et condamnée le lendemain, ce qui se produit.
Une de ses compagnes, sœur Sainte-Sophie, dans le monde Marie-Gertrude d’Alauzier, se réveille dans « une joie extraordinaire qui lui fait verser des larmes », comme en témoigneront celles qui échapperont à l’échafaud. « Je suis dans une espèce d’extase et comme hors de moi-même, dit-elle, parce que j’ai la persuasion que demain, je mourrai et je verrai mon Dieu. » C’est précisément ce qui se passe le 10 juillet.
La mort de la jeune femme de trente-deux ans sera spécialement frappante. Ce jour-là, après que tous les condamnés sont passés sur l’échafaud, le bourreau prend un malin plaisir à exhiber une à une les têtes tranchées, en général défigurées par l’effroi. Mais, quand il ramasse celle de la jeune religieuse, la foule, sidérée, constate que les traits de la suppliciée rayonnent d’une splendeur, d’une douceur, d’une joie et d’une sérénité que le couperet n’a pu altérer, ce qui plonge les spectateurs « dans la consternation ». Ils ont la certitude d’avoir assisté à la mort d’une sainte.
Bien des années plus tard, une petite fille que l’on avait emmenée à ce spectacle horrible confiera, devenue vieille, à son fils prêtre : « J’ai vu, de mes yeux vu, cette jeune religieuse, agenouillée au bas de l’échafaud, le baiser avant d’offrir sa tête. Ah, si vous les aviez vues, ces belles religieuses, si vous les aviez vues… »
Tous les survivants des prisons d’Orange témoigneront de la charité et de la compassion dont les religieuses firent preuve jusqu’au bout non seulement entre elles, mais aussi envers les autres détenues. Il faut une grande vertu en pareilles circonstances pour s’oublier soi-même et compatir aux malheurs des autres.
En savoir plus
Chassées de leurs couvents, de nombreuses religieuses du Comtat Venaissin, après avoir maintenu une vie communautaire ou s’être réfugiées dans leurs familles, sont arrêtées entre la fin mars et le début mai 1794, puis incarcérées dans la sinistre prison de la Cure à Orange, où les conditions de détention sont spécialement pénibles, en particulier le manque d’hygiène et la promiscuité.
Mais le pire pour elles, la Cure ne recevant que des femmes, est de ne pouvoir obtenir les secours d’un prêtre, comme c’est le cas ailleurs. Pour les sacramentines de Bollène – dont la congrégation contemplative a pour vocation l’adoration perpétuelle du Christ présent dans l’Eucharistie –, ne plus bénéficier de la présence réelle et ne pouvoir l’adorer est une souffrance terrible. Toutes ces consacrées vont s’offrir elles-mêmes en victimes expiatrices en réparation des outrages et profanations révolutionnaires.
Outre les sacramentines, sont emprisonnées ensemble des ursulines venues de divers couvents de la région, quelques bénédictines et des cisterciennes. Ces femmes vont reformer une communauté unique pour affronter la prison, le martyre et la mort. Elles sont trente-deux à monter les marches de l’échafaud entre le 6 et le 26 juillet, d’abord une à une dans l’espoir, vain, que seules face aux juges, certaines prêteront le serment et renieront leur Divin Époux, puis en groupe quand la Terreur s’emballe et que le comité révolutionnaire veut faire du chiffre pour complaire à Paris.
Il s’agit de sœur Marie-Rose (Suzanne Deloye), bénédictine, sœur Iphigénie (Suzanne de Gaillard), sœur Sainte-Pélagie (Rosalie Bès), sœur Saint-Théotiste (Élisabeth Pellissier), sœur Saint-Martin (Claire Blanc), sœur Rose (Thérèse Tallieu), sœur du Bon-Ange (Marie Cluse), sœur Madeleine (Élisabeth Verchières), sœur Marie de l’Annonciation (Thérèse Faurie), sœur Saint-Alexis (Andrée Minutte), sœur Aimée (Rose de Gordon), sœur Marie de Jésus (Thérèse Charrensol), sœur Saint-Joachim (Marie-Anne Béguin-Royal), sœur Saint-Augustin (Marguerite Bonnet), toutes sacramentines de Bollène ; des ursulines sœur Sainte-Mélanie (Madeleine de Guilhermier), sœur Marie des Anges (Marie-Anne de Rocher), sœur Sainte-Sophie (Marie-Gertrude d’Alauzier), sœur Agnès (Sylvie de Romillon), sœur Sainte-Sophie (Marguerite d’Albarède), sœur Saint-Bernard (Jeanne de Romillon), sœur Saint-François (Marie-Anne Lambert), sœur Sainte-Françoise (Marie-Anne Depeyre), sœur Saint-Gervais (Anastasie de Roquard), sœur Saint-Michel (Marie-Anne Doux), sœur Saint-André (Marie-Rose Laye), sœur Madeleine (Dorothée de Justamond), sœur Saint-Basile (Anne Cartier), sœur Catherine (Marie-Madeleine de Justamond), sœur Claire (Claire Dubas), sœur du Cœur de Jésus (Élisabeth de Consolin), des communautés de Bollène, Carpentras et Pont-Saint-Esprit ; sœur du Cœur de Marie (Madeleine de Justamond) et sœur Marie de Saint-Henri (Marguerite de Justamond), cisterciennes.
Les martyres sont enterrées, avec de nombreux prêtres et laïcs – au total trois cent trente-deux victimes –, dans des fosses communes prévues pour accueillir huit cents cadavres, au lieu-dit le Gabet, où une chapelle a été construite. Elles ont été béatifiées en 1925.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Au delà
Le 12 juillet, quatre religieuses comparaissent ensemble ; avec elles, un jeune prêtre, l’abbé Benoît Marcel qui, contre promesse de la vie sauve, accepte de prêter le serment, avant de se reprendre et de se rétracter, demandant pardon de sa faiblesse et du scandale occasionné. Il est guillotiné avec sœur du Bon-Ange et ses compagnes, ces « béates » comme dit le procès-verbal, dont les prières et le sacrifice l’ont sauvé in extremis, lui épargnant l’apostasie.
Aller plus loin
Chanoine Bréhier, Les Trente-deux religieuses martyres d’Orange, Aubanel, 1995.
En complément
Abbé Jules Meritan, Les Trente-deux martyres d’Orange, La Bonne Presse du Midi, 1931.
Joseph Goubert, La Terreur en Provence, les trente-deux bienheureuses martyres d’Orange, Édition du Dauphin, 1952.
Alexis Neviaski, Les Martyres d’Orange, Artège, 2019.
Sur le site des « Ursulines of Roman Union », une page est dédiée aux martyres d’Orange (disponible en anglais et en français).
La musique composée par Patrick Martineau à partir d’un texte de bienheureuse sœur Saint-Théotiste, une religieuse martyre de 1794 : « La complainte des martyres ».