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Numéro 1

« Nul n’est méchant volontairement » - Est-ce vrai ?

La position :

Cette affirmation, simple en apparence et intellectuellement séduisante, est souvent citée. Qu’il s’agisse d’une discussion entre amis autour d’un verre, d’un expert à la télévision ou d’un livre de développement personnel, cette idée revient régulièrement.

Elle sert parfois à justifier ou à excuser le comportement d’un enfant, en expliquant que s’il agit mal, ce n’est pas par volonté de nuire, mais par ignorance ou par une méconnaissance des conséquences de ses actes.

Mais qu’en est-il exactement ? D’où vient-elle ? Et qu’implique-t-elle ? C’est à ces questions que nous allons tâcher de répondre.

Cette affirmation est attribuée à Socrate (469-399 av. J.-C.) par Platon (427-347 av. J.-C.) dans son dialogue Protagoras.

Elle résume la doctrine que les historiens de la philosophie ont appelée « l’intellectualisme socratique. » Qu’est-ce que ça veut dire ? 

Cela signifie, comme la phrase de Socrate le laisse entendre clairement, que si une personne commet un mal, c’est toujours et uniquement par ignorance, jamais par volonté. Ainsi, si une personne savait que ce qu’elle faisait était mal, elle ne le ferait pas.

Cette pensée est belle. Mais est-elle vraie ?

Cette affirmation a été critiquée par Aristote. Celui-ci affirme que si Socrate soutient une telle idée, c’est parce qu’il a une connaissance encore incomplète de l’homme.

Aristote, suivi par la grande majorité des philosophes après lui, affirme encore que l’homme possède deux facultés supérieures : l’intelligence et la volonté.

Si, au contraire, la thèse de Socrate est qualifiée d’« intellectualisme socratique », c’est parce qu’elle ne reconnaît que l’intelligence comme faculté supérieure de l’homme.

Ainsi, affirmer que « nul n’est méchant volontairement » revient à réduire l’action humaine à une seule faculté : l’intelligence. De ce point de vue, si l’homme agit mal, c’est uniquement parce que son intelligence est obscurcie.

Aristote, toutefois, s’y oppose. Une telle affirmation ne peut être vraie, dit-il, et pour s’en convaincre, nul besoin de raisonnements complexes. Une simple observation suffit à montrer que l’intelligence n’agit pas seule.

Quelques exemples :

Il arrive en effet que mon intelligence reconnaisse une chose comme bonne, sans pour autant que je la mette en pratique. Ce soir, par exemple, je sais pertinemment que je devrais réviser pour mon examen de demain, car je ne suis pas au point. Pourtant, je choisis de regarder un film.

Mon intelligence me dit aussi qu’il serait bon de jeter mes cartons dans le bac de recyclage, et pourtant, par paresse, je choisis de les mettre dans la poubelle normale.

À l’inverse, parfois, l’intelligence « crie » qu’un acte est mauvais, et pourtant, je l’ignore et je le fais quand même.

Prenons l’exemple d’un homme qui s’apprête à tromper son épouse pendant que cette dernière est à la maison avec les enfants. Son intelligence lui crie : « Ce que tu t’apprêtes à faire est une trahison, un mal. » Mais il passe outre, et l’adultère est commis.

Hélas, les exemples ne manquent pas.

Ainsi, constater que l’on peut agir contre ce que dicte notre intelligence suffit à affirmer qu’elle n’agit pas seule. Comme le dit Aristote, elle est accompagnée de la volonté. Ainsi, une personne peut aller contre les indications de son intelligence.

Voilà pourquoi il est faux d’affirmer que« nul n’est méchant volontairement ». Même si l’intelligence est parfois très au clair sur un point, la volonté peut en décider autrement – par paresse, par exemple, ou par luxure.

Socrate, dit Aristote, non seulement oublie qu’il existe une autre faculté supérieure : la volonté, mais il laisse aussi de côté de nombreux aspects essentiels de l’homme : les passions, les émotions, les sentiments, toutes ces tendances qui vont parfois à l’encontre de notre intelligence.

Ce que dit Socrate est beau, mais il offre une vision simpliste de l’homme. Selon lui, l’homme est bon, purement et simplement, sans la moindre trace de méchanceté ou de malice. S’il agit mal, ce n’est jamais en connaissance de cause, mais uniquement par ignorance.

Cette vision, si séduisante soit-elle, ne rend pas compte de l’expérience humaine, ni même de la complexité de l’homme. Elle ne prend pas non plus en compte la liberté de l’homme de choisir entre ce que son intelligence lui montre comme objectivement bon et ses désirs égoïstes.

Par exemple, vais-je choisir d’être fidèle en amour à ma femme ou bien de succomber à mes passions ?

Notre question n’est pas de savoir si l’homme est intrinsèquement bon ou mauvais. L’enjeu est plutôt de rappeler que l’homme est une créature complexe qui ne peut être réduite à une seule faculté.

Il est évident qu’il nous arrive aussi de commettre involontairement un mal. Il ne s’agit pas de nier cette évidence, mais bien plutôt de redonner à l’homme sa dignité d’être responsable et libre

Pourquoi dénoncer cette erreur ?

Parce que les conséquences d’une telle affirmation sont dévastatrices pour l’homme et pour la société en général.

Pour ne pas alourdir notre premier article, nous nous limiterons à montrer qu’elle conduit à la négation de la responsabilité personnelle et, par conséquent, à l’anéantissement de l’idée de justice.

De fait, si le mal que je fais n’est pas volontaire, mais le simple fruit de mon ignorance, je ne peux logiquement être tenu pour responsable de mes actions.

Par exemple, lorsqu’un très jeune enfant vole dans un magasin, il est grondé, non pas parce qu’on le tient pour responsable, mais pour lui apprendre que voler est un acte répréhensible.

Si, en revanche, c’est un adulte qui vole, la justice intervient. Non pas pour lui enseigner le bien, mais pour le punir, car il a agi, non plus cette fois par ignorance, mais en connaissance de cause.

Ainsi, l’idée même de justice devient absurde si l’on considère qu’aucun mal n’est commis volontairement. Dans ce cas, tout homme devrait être jugé comme un enfant ignorant et non comme un adulte.

Pire encore, c’est sa famille qui devrait être jugée, car elle ne lui aurait pas enseigné à discerner entre le bien et le mal.

Ainsi, au lieu de mettre un violeur en série en prison, ce sont sa famille et ses professeurs qui devraient être condamnés…

Bref, l’idée même de justice perd alors son sens.

Un individu pourrait prétendre : « Ce n’est pas ma faute si j’ai tué cet homme ou violé cette femme, je ne savais pas que mon action était mauvaise. » Et il aurait raison !

Voilà pourquoi il est essentiel d’affirmer que cette proposition de Socrate est fausse. Cela illustre bien comment une phrase, apparemment banale et intellectuellement séduisante, peut porter en elle les germes d’une dangereuse dérive.

Comprendre que l’homme est libre de ses actions et moralement responsable est une clé essentielle de compréhension de l’être humain et donc de soi-même.

L’homme a la liberté de faire le mal en connaissance de cause. Cela implique aussi que lorsqu’il fait le bien, il le fait librement, et doit être reconnu pour son action.

La suite :

Dans le prochain article, nous franchirons une étape supplémentaire. Nous nous poserons la question : « Qu’est-ce qui fait qu’un homme est bon ? »

Il est évident, comme nous venons de le montrer, que tout homme fait parfois des choses qu’il sait mauvaises. Cela veut-il dire que tout homme est mauvais ? Nous approfondirons cette question dans le prochain article.

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