
Ambroise de Milan retrouve les corps des martyrs Gervais et Protais (386)
En ce printemps 386, l’évêque de Milan, Ambroise, s’apprête à consacrer la nouvelle basilique qu’il a fait construire et qui porte aujourd’hui son nom. L’événement est d’importance car il marque la victoire des catholiques de la ville sur les prétentions des ariens, négateurs de la divinité du Christ. Mais, pour procéder à la cérémonie, il faut impérativement des reliques de saints à placer sous le maître-autel du nouveau sanctuaire. Et des reliques, faute d’avoir donné assez de martyrs à l’Église, Milan n’en a pas. Ambroise en a demandé à Rome, mais il faudra du temps pour les recevoir… La cérémonie risque donc d’être repoussée, à la désolation des catholiques milanais. C’est grâce à une révélation divine que l’évêque obtiendra ses reliques.
Les raisons d'y croire
Nous sommes très bien documentés sur les circonstances de la découverte – on dit « l’invention » – des reliques des saints martyrs Gervais et Protais.
D’abord par deux lettres, numérotées 75 et 77 dans les éditions de la correspondance d’Ambroise, qu’il écrivit au moment même des faits, en juin 386, à sa sœur aînée, sainte Marcelline, abbesse de la première communauté religieuse de femmes, installée à Rome.
Ensuite par le récit détaillé qu’en a fait saint Augustin, alors à Milan et dans l’entourage épiscopal, au livre IX, chapitre VII, des Confessions, et dans La Cité de Dieu.
L’affaire est également relatée par le secrétaire et premier biographe d’Ambroise, Paulin, dans sa Vita Ambrosii.
L’évêque arien de Milan, Auxence II, ennemi acharné d’Ambroise, quand il accuse violemment ce dernier d’avoir monté une escroquerie pour découvrir les reliques, reconnaît paradoxalement la réalité de l’événement, le tort causé à la secte hérétique et son impact sur l’opinion publique.
La probité d’Ambroise est célèbre depuis sa jeunesse. C’est la raison pour laquelle, au tout début de sa carrière dans la haute fonction publique, il a été remarqué et placé à des postes d’importance afin de lutter contre la corruption scandaleuse de l’administration impériale. Tenu pour un « monsieur mains propres », Ambroise est incapable de prétendre avoir retrouvé la tombe de martyrs inconnus uniquement pour le plaisir d’écraser des adversaires politiques et religieux.
Ce mensonge serait un sacrilège dont jamais le saint évêque ne se rendrait coupable, au risque de se damner.
Depuis les débuts du christianisme, être enterré ad sanctos (« près des saints ») – lesquels, à l’origine, sont uniquement les martyrs – est un honneur, un privilège et la garantie, au jour du Jugement, de ressusciter avec eux et d’être sous leur protection. En 397, au moment de sa mort, Ambroise sera inhumé, à sa demande, entre les deux martyrs. S’il avait menti, ou eu le moindre doute sur leur statut de témoins du Christ, il n’aurait pas fait cela.
L’Église se montre très prudente et exigeante en ce qui concerne les reliques, dans la crainte de vénérer on ne sait qui. Toute découverte de supposés martyrs est entourée de précautions, entre autres une mise à l’épreuve de leur sainteté en leur réclamant aussitôt des miracles. Or, sitôt la tombe ouverte et les corps exhumés, il va s’en produire tant et plus.
Là encore, Auxence II et les ariens vont prétendre qu’Ambroise a simulé des miracles en payant de faux infirmes qui se seraient prétendus guéris de maux imaginaires. Outre que cette imposture est étrangère à son caractère, l’un au moins de ces miracles, longuement relaté par saint Augustin et les autres sources, est incontestable, puisque tous les Milanais peuvent attester que son bénéficiaire, un ancien boucher nommé Severus, devenu aveugle et incapable depuis de travailler, était bel et bien infirme, réduit à la misère et à la mendicité à cause de sa cécité. D’ailleurs, le miraculé reconnaissant passera le reste de sa vie à s’occuper des sépultures des saints qui l’ont guéri.
Il serait ridicule de la part d’Ambroise, homme intelligent et brillant, connu pour sa sagesse, de fabriquer de toutes pièces de faux martyrs alors qu’il sait que Rome, où il a grandi et où, dans l’aristocratie comme auprès du pape, il garde de puissantes relations, lui donnera des reliques. Il lui suffirait de repousser la dédicace de la basilique sans se compliquer la vie.
La sobriété des récits laissés par les témoins et par Ambroise plaide en faveur de la réalité des faits, car ils s’en tiennent à ce qui est prouvé, sans rien ajouter ni s’encombrer de détails non attestés. Ainsi ne mentionnent-ils pas les noms des défunts qui sont ignorés. C’est au Moyen Âge, en France, où leur culte prendra ampleur et popularité, que les martyrs milanais seront baptisés Protais et Gervais et qu’on leur inventera une biographie édifiante. Si Ambroise avait menti, il lui eût été facile d’en faire autant et de créer de toutes pièces de fausses vies des deux martyrs.
Le récit de la découverte du tombeau, de son ouverture et de la reconnaissance des reliques ne s’attarde pas non plus sur des détails inutiles. Ainsi ne sait-on pas avec certitude si les deux corps ont été découverts intacts, ce qui serait la première mention de l’incorruptibilité des corps de certains saints. Les témoins se bornent à dire que les deux hommes étaient d’une taille très supérieure à la moyenne et barbus. Ce dernier détail correspond aux usages du Bas-Empire, période à laquelle le port de la barbe est à la mode. On note par contre avec insistance que l’on a retrouvé dans la sépulture les flacons et les linges qui ont servi à recueillir le sang des martyrs et dont la présence atteste qu’il s’agit bien de témoins de la foi.
Que l’extraordinaire ne soit pas mis en avant est un garant de l’authenticité de l’histoire. Ainsi Ambroise et Augustin – même si ce dernier emploie une fois le mot apparition pour raconter l’événement – n’entourent d’aucune mise en scène merveilleuse l’inspiration qui pousse l’évêque à entreprendre des fouilles. L’hypothèse la plus probable est qu’Ambroise a une révélation alors qu’il prie ou qu’il rêve, et qu’il croit à l’origine divine du phénomène.
En savoir plus
À la fin du printemps 386, l’évêque Ambroise de Milan vient de sortir victorieux d’un long affrontement politico-religieux avec l’impératrice régente Justine. Il s’en est fallu de peu que l’affaire tourne au drame et que la souveraine face exécuter l’évêque ou envoie ses troupes s’emparer du sanctuaire où Ambroise, qui refuse de le livrer aux ariens, s’est retranché avec ses fidèles durant la Semaine sainte, au risque de provoquer un massacre. Non seulement l’évêque n’a pas restitué aux hérétiques les basiliques qu’ils exigeaient pour y célébrer leur culte, mais il s’apprête à procéder à la dédicace d’une nouvelle église qui remplacera la basilique Portia, en ruines. Ne manquent que les indispensables reliques.
L’Église ne reconnaissant alors pour saints que les martyrs, seuls ces derniers peuvent en fournir. Le problème est que Milan en a donné très peu. Les seuls connus sont Nabor et Félix, deux soldats chrétiens mis à mort entre 280 et 305 lors de l’épuration des légions romaines qui a précédé la grande persécution de Dioclétien. S’ils n’ont pas été les seuls à mourir pour le Christ, on a oublié à Milan l’existence des autres martyrs.
La chose n’a rien d’extraordinaire. La dernière vague de violences antichrétiennes à la fin du IIIe et au début du IVe siècle a été si forte et généralisée qu’elle a provoqué des déplacements de fidèles. Beaucoup de chrétiens, selon les conseils de l’Évangile, ont cherché refuge loin de chez eux, ou ont été exilés par mesures judiciaires, puis ont subi le martyre là où on ne les connaissait pas, ce qui a rendu leur identification difficile. La persécution a désorganisé les communautés, les chrétiens ne pouvant plus assister aux procès de leurs frères, en racheter les pièces qui permettent de rédiger les actes des martyrs, ni donner une sépulture convenable à tous les suppliciés.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que deux fidèles décapités pendant cette période – et dont on ne savait rien, sinon qu’ils avaient rendu le témoignage suprême – aient été enterrés discrètement dans le cimetière de la banlieue milanaise où reposaient Félix et Nabor, bien identifiés, eux, et dont certains vieillards, en 386, se souvenaient avoir entendu parler par leurs parents. C’est dans ce même cimetière, tout à côté de leur sépulture, qu’Ambroise fait procéder aux fouilles, tombe le 9 juin sur le sarcophage contenant les dépouilles et, après avoir vérifié qu’elles opéraient des miracles, procède à leur translation, d’abord à l’église des saints Félix et Nabor, puis, le 17, à la basilique neuve qui deviendra Saint-Ambroise.
C’est là que les martyrs feront l’objet, en août 1871, d’une seconde « invention » puisque, depuis le Moyen Âge, l’on ne savait plus où ils reposaient, au point que certains prétendaient que leurs reliques avaient été emportées en Suisse. Les recherches entreprises alors permirent de retrouver leurs dépouilles, encore revêtues des magnifiques chasubles brodées d’or datant de 386, à côté de celle d’Ambroise. On peut encore les y vénérer ensemble.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Aller plus loin
Saint Ambroise, Correspondance. Diverses éditions disponibles.
En complément
Saint Augustin, Confessions, diverses éditions disponibles.
Paulin de Milan, Vie d’Ambroise, diverses éditions disponibles.
Hervé Savon, Ambroise de Milan, Desclée de Brouwer, 1997.
Anne Bernet, Saint Ambroise, Clovis, 1999.
Neil B. McLynn, Ambrose of Milan, California Press 1994, réédition 2014 (en anglais).